L'affreux
Il avait
roulé toute la nuit, ses yeux le piquaient maintenant et il
se sentait envahi d'une lassitude soyeuse et fine comme du sable.
Il avait vu, quand le jour s'était levé, les prostituées
parsemer les bordures de la forêt. Elles avaient surgi
dans l'aurore comme des végétaux à la croissance
rapide des champignons et aux couleurs des fleurs. Leurs teintes
vives et bariolées trouaient la verdure en bouquets souriants
et fantastiques. Et, de nouveau, il avait ressenti les mâchoires
de la tenaille s'accrocher à ses chairs frustrées.
Il posa ses yeux sur ses mains potelées, ses doigts boudinés
agrippés au volant et la vague lourde de rancœurs et de désirs
inassouvis reflua sa cargaison d'ordures sur la grève de son
âme. Son regard ensuite, remonta le long de ses bras trapus
et recouverts d'un pelage noir. Il tendit ses muscles et recala
son corps malaisé et incommodant contre le siège.
Il avait toujours été laid, de cette laideur banale
et vulgaire qui le fondait dans la masse anonyme des sans-visages,
des laissés-pour-compte. L’âge gagnant, il s'était
empâté davantage, la graisse sous-cutanée s'était
étendue à toutes ses parties, son corps s'était
alourdi un peu plus, sa peau s'était avachie et il percevait
le carcan de cette chair flasque enserrer tout son être comme
un poulpe visqueux et terrifiant. Même son regard l'avait abandonné.
Ses yeux saillants, sous les rangées de sourcils clairsemés,
n'exprimaient plus qu'une lueur porcine de convoitise à l'affût.
Il le comprenait
bien n’être aux yeux des autres qu'un vieux vicieux comme on
devait murmurer, un personnage dégoûtant, un libidineux
avancé. Il était le prisonnier d'une gangue de
viande répugnante qui était son corps et que seule la
mort lui permettrait de quitter. Cette enveloppe corporelle
ne provoquait qu'aversion et répulsion. Pourtant il les
aimait les femmes... Il les chérissait tant... Et il les rebutait.
Pourtant son âme était neuve, pensait-il, oui, son âme
n'était pas immonde comme cette chair qui l'avait trahi.
Son âme était claire et pure comme les ciels du Sud,
elle était lumineuse, d'une intensité aussi profonde
que son torse velu était noir. Il souffrait de cette
antinomie, de cette discordance abominable et odieuse. Il n'avait
été toute sa vie qu'objet d'indifférence, lorsque
cela n'avait pas été de ricanement ou d'ironie cinglante
et gratuite. Pourquoi ? Pourquoi n'avait-il jamais eu droit
au regard des autres, à leur intention, à leur affection,
à leur désir, à leur tendresse ? Qu'avait-il
accompli dans une existence antérieure de si monstrueux qu'il
en avait à payer à présent, chaque jour, son
tribut de souffrance ? Car enfin, il n'était pas plus mauvais
qu'un autre... Cette apparence poisseuse et molle, il n'en était
pas responsable, il ne l'avait pas méritée. Ses
désirs, ses rêves les plus secrets étaient identiques
à ceux des autres, aussi légitimes. Alors pourquoi
n'était-il qu'un dépravé lui ? Pourquoi ne pouvait-il
pas prétendre aux même aspirations que chacun ? Pourquoi
ses désirs ne revêtaient-ils en lui qu'une expression
obscène ? Leur valeur prenait la teinte blafarde et sombre
que projetait cette enveloppe charnelle si vile et peu désirable.
Il aurait voulu la fuir cette forme commune et triviale comme l'odeur
qui s'exhale de la terre. Il se détestait, il se haïssait,
coincé dans cette matière vivante maladroite et veule.
Il avisa sa chemise
froissée, striée de plis, qui l'engonçait aux
épaules. Il aspira une bouffée d'air lourd et
saturé qui l’écœura. Il était le nageur
las et résigné, perdu en plein océan depuis des
jours, qui se maintient à la surface de l'étendue morne
et houleuse. Il en était à se demander si s'obstiner
à vivre était bien nécessaire... La vie lui avait
distribué une mauvaise main et l'on ne reprenait pas d'autres
cartes. Il aurait voulu se refondre dans la matrice qui l'avait
élaboré pour une autre chance tandis qu'il accomplissait
les gestes d'une survie glauque et humide. Et maintenant cette
palpitation ne l'intéressait plus, il n'avait plus qu'à
se laisser tomber au fond, à se laisser envahir par la mort.
En s'élevant,
le soleil avait cuivré le monde de sa lueur dorée, mais
c’est un incendie qui étincelait pour lui. Il avait chaud,
il suait sur la moleskine de la banquette aux couleurs passées.
Il descendit la vitre et un mince filet d'air s'engouffra dans l'habitacle.
La sensation de fatigue s'était dissipée. Il émit
quelques pressions sur le bouton du lave-vitre ; le jet d'un liquide
trouble gicla contre le pare-brise et les balais des essuie-glace
évacuèrent les corps noirâtres des insectes écrasés
dans la lumière rasante.
Il avait roulé
sans discontinuer depuis la veille au soir quand ivre de solitude
et l'âme sombre comme un abîme, il s'était rué
dans la voiture et enfui dans l'espoir inconscient de s'oublier.
S'oublier... C'était son unique dernier espoir, l'amnésie...
Perdre la mémoire, perdre son passé, sa conscience et
vivre dans le dénuement des animaux et du tout petit enfant.
Hélas on ne l'élisait pas, c'est elle seule qui désignait
le passant et fondait sur lui. L'amnésie n'était
pas une décision qu'on arrêtait soi-même.
Une rage soudaine d'impuissance
l'empoigna, son poing s'abattit sur le plastique moulé du tableau
de bord qui se déforma sous le choc, se dégagea des
rainures, se fendit et se mit à pendre lamentablement en émettant
les vibrations de la route.
Il ralentit l'allure, bientôt
il s'engagerait dans une traverse. Il n'avait jamais osé,
il ne s'était jamais arrêté, mais qui l'empêcherait
d'être un autre à présent ? Il était parvenu
à ce point de désespoir où l'individu vire comme
une solution chimique qui atteint sa concentration idéale.
Il était seul, il était si seul, il avait toujours été
si seul, même au milieu des autres, même tout près
d'eux, quand il leur parlait. Tous ces êtres qu'il côtoyait
chaque jour... Cette distance, ce détachement, il l'avait toujours
éprouvé, même au plus profond des gestes les plus
intimes.
Il se répéta,
la prochaine fille dont le sourire l'accrocherait, il s'arrêterait.
Il était épuisé et en même temps parcouru
d'une onde d'excitation intense. Il voulait une femme.
Peu importait laquelle, pour ça, elles étaient toutes
bonnes. Il allait se ficher en elle comme la prise de terre
dans l’épaisseur du sol. Son corps vibrait, secoué
d'une énergie électromagnétique.
L'amour-propre, l'orgueil, la dignité, les valeurs, la morale,
tout avait fondu, amalgamé en une pâte informe et méconnaissable,
une véritable bouillie liquide et chaude. L'aiguille
de l'indicateur de vitesse se stabilisa dans la zone inférieure.
Une voiture le dépassa, il jeta un rapide regard sur l'homme
qui conduisait. Il ne roulait pas suffisamment vite sur cette
double voie dégagée, l'homme avait dû deviner
qu'il rôdait, qu'il cherchait... Il était des exclus,
on le reconnaissait, il portait sa concupiscence comme une jaunisse,
comme une fièvre qui le faisait grelotter et l'isolait.
Son cerveau s'amollissait comme de la gelée, il n'en pouvait
plus, il ne se supportait plus. Il voulait éteindre,
couper, souffler la flamme. Il allait se glisser dans son vagin comme
l'homme exténué se glisse dans son lit. Il allait
s'y vautrer, s'y rouler, s'y étendre jusqu’à satiété.
Il aperçut dans
un renfoncement, à une centaine de mètres, la tache
bleue d'un vêtement. Il y avait une fille, là.
Il ralentit encore. Si elle lui plaisait, il s’arrêterait.
Elle était mince, elle
était jeune, une vingtaine d'années. Oh ! il la
voulait celle là... Il allait courir, il en avait trop envie
soudain, comme un mort-vivant à qui il serait donné
de revenir sur terre accomplir un dernier vœu. Elle se tenait
debout, une jambe relevée, posée sur la barrière.
Elle lui adressa le sourire du métier, son premier sourire
du matin, un sourire vermillon. Il rangea la voiture sur le
côté, s'extirpa du siège et s'adossa contre la
portière qui se referma mollement. Il ne s'était
jamais permis cela, ni même y songer. Elle était
si proche maintenant, si jolie, et il avait ces yeux émerveillés
qu'ont les enfants la nuit du réveillon. Elle était
fraîche, elle devait être si douce... Il la sentait comme
une brise côtière qui s'élancerait dans le désert
de sable. Elle était si jeune, et lui aussi au fond.
Il la désirait si fort, elle avait ces grands yeux clairs,
ce portrait si grave, et c'était si facile...
La fille l'observa
de ses yeux froids où elle tenta d'allumer l'effervescence.
Un type comme les autres, pas rasé, fatigué, un conducteur
harassé, elle en aurait vite terminé, pensa-t-elle.
Il s'approcha ; elle lui fit un signe de la tête et pénétra
dans les taillis. Il la suivit, il voyait se déplier
ses jambes fermes et lisses, elle était vulgaire à souhait,
comme il préférait. Il sentait le plaisir gronder
comme une marée d'équinoxe, ses jambes flageolaient,
il allait mourir d'impatience, son corps s'embrasait. Elle s'allongea
sur une couverture étendue dans les fougères, descendit
son slip, dégagea un mollet et écarta les cuisses en
le laissant pendre, enroulé à l'autre jambe. Elle
s'accouda et l'appela de ses lèvres.
Voilà ce pour quoi il se
serait roulé dans la boue. Il dégrafa la braguette
et fit sauter le bouton de son pantalon vague. Il descendit
son slip maculé et s'apprêta à lui grimper sur
le ventre, mais la fille le stoppa d'un geste. Il s'immobilisa
comme freiné par un puissant courant d'air, la queue dressée
entre les pans de sa chemise.
- C'est trente sacs, annonça-t-elle.
Il fit oui de la tête ;
elle s'allongea et il l'escalada. Il lui planta tout de suite
son machin au fond. Ca rentrait tout seul, comme dans un moulin.
La fille avait gardé les yeux grands ouverts, elle le regardait
faire. Il s'agitait, essayant de remuer quelque chose au fond
de ses yeux comme on agite la main dans le sable sous l'eau, mais
ça ne bougeait pas. Elle le regardait comme s'il avait
été en train de bêcher le jardin à quelques
mètres. Il ne se passait rien, elle n'était pas
là-dedans, il y avait longtemps qu'elle avait claqué
la porte et balancé la clé, se dit-il. Il limait
dans le sable ou entre deux biftecks, mais pas au fond d'une femme,
non, elle avait dû se faire dévitaliser les nerfs du
vagin, ce n'était plus à elle, les conduits étaient
bouchés, c'était sûr. Il s'était
fait arnaquer, lui, il voulait juste quelqu'un, pas une chiffe molle.
C'était vide, même le vent devait lui passer au travers.
Putain ! merde ! Tout le lâchait et ça ne venait pas,
c'était sec, il sentait sa queue dure comme une barre d'acier
et aussi froide. Il commençait même à souffrir
du frottement et il s'essoufflait à remuer son bassin comme
un pingouin sur la banquise. La bouche de la fille se crispa
et son regard transperça son crâne en filant derrière
lui. Elle en venait pas à bout de celui-là, coriace
l'animal, pensait-elle. Il donna encore deux ou trois coups
de reins et s'arrêta, soufflant, suant, le froc aux chevilles,
échoué comme une baleine, toujours enfoncé dans
la fille. Elle le dégagea rudement, se remonta le slip
et dit d'une voix lasse :
- Tire-toi, c'est fini. Garde tes billets,
c'est pas la peine, tire-toi.
Mais lui il la voulait, et il n'avait
rien eu, il était sûr que ca marcherait maintenant, elle
venait de le regarder, il existait... Comme il restait là quand
même, débraillé, elle lui lança :
- Eh ! Gros vicelard, t'es sourd en plus
? J'ai plus envie, t'as compris ? Ca te fera faire des économies.
Rengaine ta limace et tire-toi, tu m'asphyxies.
Elle se moquait de lui, elle riait,
une de plus, une putain, elle en était défigurée.
Son sexe se dégonfla comme une baudruche, des gouttes perlèrent
le long de sa nuque dégarnie ; elle était comme toutes
les femmes, et si belle malgré l'outrance du maquillage, malgré
la peinture des lèvres, malgré la brûlure des
permanentes, malgré sa voix rauque et brutale. Elle était
la femme et il la détestait. Il allait dépraver
cette beauté, l'avilir, oui, lui qui n'avait toujours été
qu'un affreux, il allait souiller ce regard fier, cette femme si belle,
cette putain arrogante. Il ne comprenait pas pourquoi il avait
été conduit à cette volonté abjecte qui
cognait aux parois de son crâne, mais il savait que cela était
fatal, il assistait à la floraison de son âme et il la
voyait s'épanouir avec étonnement comme une fleur compliquée,
hideuse et monstrueuse. La beauté existait pour être
souillée, il en avait la révélation, piétinée,
foulée aux pieds. Elle appelait les coups, la violence
et la profanation. La beauté sur son piédestal,
attendait sa chute comme le marbre qu'on renverse et qui se brise.
L'apothéose de la beauté s'accomplissait dans sa destruction.
Il allait bien se venger...
Il dégagea ses jambes du paquet
chiffonné accroché à ses pieds, remonta le slip
et bondit sur la fille. Il empoigna les cheveux et de l'autre
main la sonna d'une claque qui lui mugit dans l'oreille. La
fille braillait tout ce qu'elle savait dans la forêt que longeait
la nationale à deux tronçons, et les automobilistes
n'entendaient rien dans leur voiture laquée qui glissait sur
le revêtement plastifié, que la FM bien présente
qui avait pris possession de l'espace.
Elle lui balança un coup
de talon dans les jambes, mais il ne sentit rien. Il lui enfonça
son poing dans le ventre, sa respiration à elle se coupa, elle
se courba et sa douleur s'étouffa dans ses muscles abdominaux.
Des larmes giclèrent de ses yeux et lui brouillèrent
la figure. Il la poussa et elle se renversa dans les herbes.
Il se rua sur elle et lui éclata le nez, ensuite il arracha
sa culotte en Nylon transparent et, en lui écrasant la bouche
de ses grosses pattes, il se planta à nouveau en elle.
Elle ne criait plus, elle avait juste ses yeux élargis, alarmés,
qui le fixaient. C'était toujours aussi facile, ça
rentrait toujours sans problème, il commençait à
la connaître... Il se sentait traversé d'étincelles,
ce coup ci c'était bon, il se sentait venir. Il fut secoué
des ébranlements orgasmiques puis s'effondra, la tête
dans le sang qui suintait du nez de la fille. C’était
collant et chaud comme ce qu'il venait de lâcher en elle.
Rouge et blanc, la violence et l'innocence mélangées.
Il sentit tout à coup, une douleur aiguë qui grandit prodigieusement
dans son ventre, qui s'empara de ses viscères, et il vit la
lame qu'elle tenait dans la main. Il râla comme une bête,
se dressa sur ses jambes en se pressant le flanc et s'enfuit, luisant
comme un phoque harponné.
Le Président
Général était un homme strict, au sens du devoir
très marqué, parfois même autoritaire et ne supportant
pas la contradiction. Particulièrement intransigeant
quant à la qualité morale de ses employés, il
attachait une importance parfois excessive aux traditions et à
la vertu. Il ne s'était jamais marié ; célibataire,
il s'était voué entièrement à son travail
qu'il menait avec efficacité et acharnement.
La réunion avait lieu à
neuf heures. A huit heures quarante sept, le Président
fît son entrée et son plus proche collaborateur, Emile
Fourcroy, alla à sa rencontre. Il trouva le visage de
celui-ci un peu plus pâle que de coutume et lui remarqua une
gêne à se déplacer.
- Monsieur le Président Général,
s'avança Fourcroy comme manifestement son supérieur
semblait souffrant, J'espère que rien de grave ne vous est
survenu ? s'empressa-t-il de s'inquiéter.
- Non, répondit laconiquement
le Président, une stupide éraflure à la hanche,
mais rien de bien conséquent, l'informa-t-il en frôlant
sous sa chemise les bandes de coton, puis il lui glissa dans l'oreille
:
- Dites donc Fourcroy, vous allez vous
hâter de virer cette jeune femme que j'ai croisée dans
l'escalier ce matin et qui est sensée s'occuper de l'entretien.
Son allure est détestablement vulgaire...
© Nérac,
1999
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