Le docteur
fit entrer Magnol, l'invita à s'asseoir et s'installa à
son bureau. Il écarta quelques documents et griffonna
sur son registre. Magnol resta coincé sur le rebord de sa chaise
bien qu'il n'en fut plus à son premier rendez-vous. Depuis
deux mois qu'était survenue la fameuse crise, le docteur Corvier,
spécialiste des traumatismes cérébraux, avait
tenu à lui faire pratiquer une batterie d'examens et le suivait
régulièrement. Le cabinet était toujours
aussi clair avec son revêtement gaufré et ses rares sous-verre.
Magnol remarqua à travers la vitre nue que des échafaudages
s'étaient hissés aux immeubles d'en face, des hommes
fourmis besognaient au ravalement des façades. Il tourna
la tête et devina à l'accélération de l'écriture
que le docteur allait achever sa mise à jour. Il posa
les yeux sur le crâne chauve à la circonférence
grisonnante et sur la ligne dorée que formait la monture de
ses fines lunettes. De véritables lunettes de professeur s'était-il
fait la remarque un jour. Il devait en voir défiler,
chaque jour, des patients, il devait la contempler dans toute sa crudité,
la faune humaine... Magnol aurait détesté ce métier,
voir toute cette faiblesse étalée quotidiennement, tous
ces accrocs dans la créature démunie l'aurait abattu.
Le docteur releva la tête
mais, contrairement à son habitude, sa mine n'était
pas enjouée, il avait l'air fatigué, un rien maussade.
Il ôta ses lunettes qu'il tint dans sa main et commença
:
- Le laboratoire m'a fait parvenir
le résultat de vos derniers examens.
Il lâcha les cercles de verre et
attrapa une épaisse enveloppe d'où il tira des feuillets
reliés par un trombone.
- Les résultats sont décevants,
continua-t-il comme à regret. Il fit une pause pour relire
les tableaux, les bilans, les taux puis il rejeta la liasse sur son
sous-main.
- Ce qui me tracasse le plus,
fit-il embarrassé en saisissant une page translucide en négatif,
c'est la scanographie.
Il pivota sur son siège
et plaqua la radio sur une vitre qu'il illumina d'une pression sur
un interrupteur.
- Ceci est la coupe d'une partie
de l’hémisphère droit, expliqua-t-il en désignant
son crâne. Et voilà ce qui me gêne… montra-t-il
en pointant son index sur une tache sombre.
Il éteignit la lumière
et se retourna. Il s'enfouit le visage dans les mains et le
silence inonda brusquement le cabinet médical comme une méduse
géante collée au plafond.
- Et... C'est quoi ? fit Magnol.
- Ecoutez, reprit l'homme aux
yeux ternes qui trônait devant lui en dégageant ses mains,
ça m'est très pénible à vous annoncer,
des interventions sont réalisables... Je dois vous avouer pourtant,
que dans votre cas, les chances de succès sont minimes.
Vous avez développé une tumeur. C'est elle qui
a provoqué votre crise passée.
Les mots se succédaient comme
des piqûres de curare, comme des papillons noirs qui tourbillonneraient
dans le ciel et deviendraient si nombreux qu'ils en obscurciraient
la clarté.
- Cette crise peut se reproduire,
vous n'êtes pas à l'abri d'une récidive, au contraire,
chaque jour qui passe augmente la probabilité d'une rechute.
Pour tout vous dire, l'opération est déconseillée.
La tumeur est vouée à la croissance... Je suis désolé,
mais à mon grand regret, je me vois contraint par honnêteté
et par devoir de vous annoncer que vous êtes condamné.
Les jambes de Magnol avaient perdu
leur consistance. Au centre de son ventre, un cube de vide s'était
découpé, on aurait pu passer la main au travers.
La réalité se déformait, elle dégoulinait
comme une peinture trop liquide, elle coulait.
- J'ai combien de temps ? prononça-t-il.
Ses paroles s'élevèrent
comme un envol d'oiseaux blancs, ses derniers mots d'innocence avant
le verdict.
- Au maximum, six mois.
SIX MOIS, pensa-t-il. Six
malheureux petits mois misérables. Six mois. Rien
du tout. Quelques gouttes au fond d'un verre. Plus rien.
Six mois, plus que six mois et il mourrait, il disparaîtrait
à tout jamais. Et c'était ce petit homme replet
qui le condamnait sans appel. Il allait mourir. MOURIR,
il se répéta le mot qui s'était purgé
de son sens, devenu soudain inoffensif, mais l'horreur le saisit quand
il appréhenda le concept comme une sensation, tel un souffle
qui l'aurait envahi. Non, rejeta énergiquement sa conscience,
il ne voulait pas mourir, pas maintenant, pas si tôt, pas si
jeune. Il avait trente quatre ans. Il avait encore tant
de choses à vivre. Il n'acceptait pas n'être plus
rien et à jamais. On devient le non-être, et même
le passé s'anéantit, on ne sait même plus qu'on
a été. Il écrasa son poing sur le bureau.
- Je ne veux pas mourir, ce n'est
pas possible. Vous vous êtes trompé ! explosa-t-il.
Dans cette pièce aux murs mouvants,
sa vie prenait une autre dimension. Elle se distordait, elle
se gonflait comme une hernie. Le masque en caoutchouc le fixait
sans un mot. Le silence, seul le silence lui ferait entendre
raison, le convaincrait, se rassura le médecin.
Monsieur Magnol ! s'éleva
enfin la voix de celui-ci, vous ne souffrez pas ! Mesurez la chance
que vous avez comparée à l'immense foule...
- Je me fous des autres ! l’interrompit
Magnol en se levant avec force. Ca ne me rend pas ma vie. Ma
vie est plus précieuse que toutes les autres !
Il empoigna la porte qui claqua
sur son passage. Le docteur qui avait raccroché ses lunettes,
les retira à nouveau et s'étendit sur son siège
en rejetant la nuque en arrière.
C'était l'écueil de sa
profession, il ne surmonterait jamais cette mission d'exécuteur
que son métier lui contraignait d'effectuer. C'était
sa honte et son tourment.
Magnol rentra
chez lui comme dans un cauchemar, mu par l'automatisme de l'habitude,
en proie à la terreur qu'engendrait sa propre mort. Il vivait
seul depuis trois ans, depuis qu'il était séparé
de sa femme. Un mariage précoce qui s'était soldé
au bout de deux ans par un échec. Ils n'avaient pas eu d'enfants.
Magnol se louait de cette faveur providentielle qui lui avait épargné
l'obligation de revoir sa femme à laquelle des enfants l'aurait
lié toute sa vie. Il vivait depuis, de rencontres éphémères,
de maîtresses sans importance, un peu désabusé,
déraciné, pas vraiment malheureux, mais pas non plus
heureux. Quelque jour de sombre cafard, il avait même
songé à la mort, il n'avait pas imaginé à
cette époque, le prix qu'en définitive, il attachait
à la vie. Il était prostré dans son fauteuil,
les yeux hagards, tenant dans sa main, sa vie qui palpitait comme
un oiseau malade. Des images d'enfance lui revinrent en mémoire,
des éclairages, des morceaux de verdure, des sourires, le pépiement
des oiseaux en bordure d'un champ, le visage de sa mère il
y avait près de trente ans, une couverture écossaise
râpeuse, rouge et verte jetée sur l'herbe. Il n'aimait
pas les pique-nique, les brindilles le piquaient. Il n'aimait
pas non plus les odeurs champêtres.
Une vague d'horreur le submergea
à nouveau, il allait sombrer, et toutes ses images avec lui.
Il se révoltait contre l'absurde, contre l'inéluctable,
contre l'ombre qui envahissait son ciel. Mourir... Qu'est-ce que cela
signifiait ? Rien ? Non, c'était pis que cela ou plutôt
moins, c'était l'inconcevable. Il allait tout quitter,
tout perdre, tout oublier, s'oublier. Sa vie, entre deux infiniment
riens, se fondrait au néant. Tous ses tracas, tous ses
efforts, toutes ses luttes, tous ses espoirs, toute cette complexité
qu'était un être humain et lui particulièrement
n'auraient rien été ? Tout cela n'aurait été
qu'images, qu'une onde virtuelle. Il refusait l'inacceptable.
Il ne voulait pas quitter son lit, sa maison, ses meubles, les arbres
de la terre, le ciel, les nuages et la mer. Il voulait voir
encore, éclater les brisants, les pans de soleil comme un rideau
dans les nappes cotonneuses. Mais la mort n'épargnait personne,
tous y passaient tôt ou tard, esclaves et rois. Six mois.
Il les tenait dans sa main les derniers jours de son existence comme
une poignée de perles. Comme dans les légendes,
on lui accordait six lunes. Quel usage allait-il en faire ? Il avait
toujours vécu comme un immortel, l'échéance était
si lointaine il ne lui avait pas semblé nécessaire de
gérer et de conduire sa vie comme une richesse épuisable,
mais là, il en mesurait toute la rareté, la qualité
sacrée de son unicité et de sa brièveté.
Son espérance de vie venait d'être ramenée à
la moitié de celle d'une souris. Comment l'employer le
mieux possible ? Toutes les données étaient changées.
Chaque instant valait à présent son pesant d'or comme
la réserve d'eau du bédouin. Dans son désespoir,
il pensait qu'il pourrait aussi bien ne rien varier de sa vie comme
ces automates qui ne déviaient jamais de leur route, puisque
au fond, rien n'avait d’importance, puisqu'il n'existait pas de bon
ou de mauvais emploi de ses jours, puisqu'il oublierait tout, puisque,
quoi qu'il fasse, tout était aussi absurde et vain au bout
du compte. Mais il était humain, à peine émergé
de l'animal, un organisme vivant dont la finalité terrestre
était le profit du plus de bonheur possible, le plus longtemps
possible. Il était apparemment sain, il ne souffrait
même pas. Ce qui avait changé était juste
ce couperet suspendu dans les airs et ce délai de grâce.
Il considéra les objets
de son intérieur. Dérisoires... Dérisoires
et stupides. Le jour venu, il ne les emporterait pas avec lui,
il s'en irait comme à l'origine. Il alla se camper devant
la bibliothèque et avisa tout de suite l'ouvrage délaissé
et volumineux. Il s'en empara et retourna s'asseoir feuilleter
l'Ecclésiaste :
" Vanité des vanités,
dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est
vanité... J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil, et voici,
tout est vanité et poursuite du vent. Va, mange avec joie ton
pain, et bois gaiement ton vin ; car dès longtemps Dieu prend
plaisir à ce que tu fais... Jouis de la vie avec la femme que
tu aimes, pendant tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu
t'a donnés sous le soleil, pendant tous les jours de ta vanité...
Car il n'y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans
le séjour des morts, où tu vas."
Magnol posa le livre et se mit
à la fenêtre. Dehors, les gens se pressaient, fous
et inconscients. Les préoccupations et l'agitation de
ses congénères l'indifféraient autant que le
vol capricieux d'une mouche. Le journal radiophonique cracha
son comprimé d'informations diverses qui lui firent autant
d'effet que s'il avait été exilé sur une station
orbitale. Plus rien de ce qui touchait le commun des hommes
qui se croyaient éternels ne l'impressionnait, lui qui depuis
quelques heures, se savait bien mortel. Il se souvenait avoir
lu quelque part que durant les effroyables épidémies
de peste du moyen Age qui décimèrent l'Europe, les hommes
buvaient, chantaient, riaient, dansaient, s'adonnaient à la
luxure, se sachant condamnés. Certains quartiers retentissaient
de musiques, de flonflons et de fêtes macabres tandis qu'à
proximité, les rescapés se terraient pour échapper
au fléau. Ce n'étaient peut-être pas les
plus insensés des derniers jours en pareille circonstance.
Six mois de plaisirs acharnés, de volupté effrénée
pour jouir sans limite et jusqu'à la fin de la vie. C'était
sans doute, le meilleur emploi de cette parcelle d'existence qui subsistait.
L'évidence s'imposa : « Il faut faire tout ce que
tu aurais désiré accomplir et que tu n'as jamais fait.
Il faut exaucer tes désirs consommables immédiatement
que tu n'as jamais osé exécuter par la crainte de leurs
prolongements futurs. Mais aujourd'hui te voilà débarrassé
de l'avenir comme une route tranchée qui s'ouvre sur le vide
d'un ravin. Tu es libre de jouir de ta vie dans l’instant, sans
soucis de préserver l'avenir, puisque depuis quelques heures,
son existence éventuelle a pris fin. Cueille tous tes
désirs comme les pâquerettes dans un champ, n'hésite
plus, choisis les plus démesurés, les plus profonds,
les plus interdits. Va, plonge ta main dans tes anciennes tentations
refusées, étanche toutes tes envies sans restriction,
libère toi tout à fait de ton fardeau de créature
humaine. Ton futur anéanti te place au rang des dieux.
Aveuglé, le regard des autres, muets, leurs jugements et leurs
certitudes. Tu détiens toutes les permissions. Ta vie
s'approfondit de l'étendue qu'elle a perdue. Il n'y a
plus une seconde à perdre, allez, imagine et exauce-toi dans
l'instant ! »
Ses anciens rêves étaient
prévus à longue échéance, alors ce bonheur
imprévu qui frappait à sa porte l'effara. Qu'imaginer
? Il ne savait plus... Le temps pressait, il fallait vivre vite.
Voler, oui, c'était un
souhait enfantin, mais si grandiose. Monter à bord d’une Montgolfière.
Planer dans les airs au gré des courants. S'éloigner
du sol, s'élever vers le ciel, plus près du soleil et
des étoiles. S'amuser de la petitesse des choses, de
la géométrie des champs, des vergers ; voir se dérouler
les longs rubans bleus et scintillants des rivières ; gommer
le relief des régions. Oui, il pouvait ; ce dont il disposait
financièrement représentait, à l'échelle
de ses six mois, une fortune prodigieuse et presque illimitée
pour satisfaire ses désirs de cosommation.
« Allez, vas-y, cherche encore,
reprenait la voix, énonce tes vœux, rien n'est impossible.
» Des silhouettes de femmes, des corps dénudés
tournoyèrent dans son esprit, des images de sensualité
et de convoitise charnelle s'emparèrent de lui.
« Continue, poursuis, explore le
fond de ton âme, va au-delà du quotidien et de l’ordinaire.
Découvre des souhaits de prix qui seraient à la hauteur
de ta prochaine agonie. Ceux que tu as cités sont vulgaires
et désespérément communs. Franchis les
bornes, aventure-toi au-delà des frontières, efface
les notions du bien et du mal qui sont des concepts de vivants et
de citoyens, pour ne considérer que le plaisir, ton propre
bonheur égoïste. Tu es rendu en dehors des normes,
tu n'es plus le membre d'une société, un échantillon
d'une espèce, tu es l'individu, le dissocié, 1'unique
et tu vas vivre pour ton propre compte sans te soucier de l'ensemble.
Ton autonomie sera courte, mais combien enrichissante. Approfondis,
ose, exprime tes désirs les plus enfouis. »
Il
allait tout se permettre, et même s'il fallait piétiner
les autres pour préserver son plaisir, pour l'assouvir, il
le ferait. Maintenant, il n'était plus des leurs, il
était le révolté, l'insoumis. Son ciel
se déchirait, la nappe de nuages crevait, laissant entrevoir
un pur azur de félicité. Il allait débrider
ses pulsions, se retrouver dans la peau exigeante et vierge d'un nourrisson.
La société venait de s'effondrer avec ses obligations
et ses interdits, ses sales lois. Il serait un cheval impétueux
et sans conscience. Il souffletait le respect et la morale.
Il était en butte à tout le monde, il les haïssait
tous. Il claqua sa porte. La nuit avait envahi la ville et le
«Dies Irae» du Requiem l'accompagna dans sa course.
Il avançait, les coudes au corps, déambulant parmi la
foule de ses semblables dont seule l'apparence le reliait à
eux. Il erra longtemps puis la fatigue calma son angoisse et
sa haine sourde contre la création.
Au matin, il
se rendit à sa banque et assécha son compte. Il
enfourna les liasses dans ses poches comme des réclames, sous
les yeux ahuris du caissier. Si cela ne suffisait pas, il distribuerait
des chèques frauduleux d'un compte vidé et à
présent insolvable. Il s'en moquait, il ferait sauter
la banque, il acculerait à la faillite ses banquiers gras et
ventripotents. Il les ruinerait, il les jetterait dans la misère.
Il exultait ; de ses derniers jours, il en ferait un feu d'artifice.
Il était hors de question qu'il attende sagement comme tous
les incurables irrémédiablement bardés d'espoirs
saugrenus. Il allait crever et il en profiterait, lui, de son
sursis, jusqu'à l'ultime instant. Il adressa un sourire
provocant au caissier qui venait d'achever sa fastidieuse énumération
chiffrée et tourna les talons.
Il traîna dans les bars
jusqu'au soir, claquant des sommes effarantes puis s'égara
dans les quartiers louches en des compagnies qui ne l'étaient
pas moins. Mascarat, fard et descente de chevelure peuplèrent
sa nuit sur fond clignotant de néons multicolores.
Magnol entra
sur les talons de la femme. Il la bouscula dans l'entrée
et coinça la porte derrière eux. Elle émit
un cri de surprise qui se teinta de frayeur dans son achèvement
puis elle recula en titubant sans arrêter une seconde de fixer
cet inconnu qui venait de s'introduire chez elle. Il l'avait
suivie du pied de l’immeuble jusqu'au septième étage
où elle demeurait. Il savait par une filature discrète
et quelques coups de téléphone judicieux, qu'elle vivait
seule.
Il l'avait dépassée,
avait grimpé les étages et s'était posté
à l'affût, dans l'angle du corridor. Il l'avait
choisie elle, par hasard, tout à fait par hasard dans toutes
celles qui chez lui, suscitaient le désir. Dans les six
derniers mois de sa vie, il pouvait bien s'accorder un tout petit
viol. Qu'est-ce que cela représentait par rapport à
sa fin si proche ? Rien, une peccadille. Elle oublierait vite,
et puis il n'était pas laid.
Béatrice resta stupéfaite,
Béatrice Galland ; il s'était inquiété
de son nom par un souci d'intimité bien naturel. Dans
un moment qui allait les tenir rapprochés autant, il se serait
senti frustré de ne pouvoir murmurer son petit nom par faute
d'attention.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
finit-elle par lancer.
Il posa un doigt devant sa bouche
en soufflant un chuintement et attira son regard sur le calibre empoigné
dans sa main.
- Je n'ai pas d'argent... essaya-t-elle
de lui opposer. Mais quand elle le vit grimacer un rictus, elle
porta tout de suite la main à la ceinture de sa jupe en ne
doutant plus de l'objet de son intrusion. Il fit tomber sa veste
et lui indiqua du canon de son revolver d'en faire autant avec ses
effets. Elle tremblait des pieds à la tête comme
si le Parkinson avait envahi ses nerfs. Il lui disait en pensée
: " Allez, ce n'est qu'un mauvais moment à passer, tu t'en
remettras. "
Il s'approcha de la fenêtre.
La ville étendait son tapis lumineux. D'ici, on plongeait
directement sur la façade voisine. Chaque petit carré
qui se découpait représentait un monde clos renfermant
peut-être un drame, une tragédie. Une ménagère
s'affairait au dîner. Muni de jumelles, il aurait sûrement
distingué le détail du menu. Tous ces gens noyaient
leur intimité dans l'anonymat de la multitude. Qui savait
si personne n'était occupé à épier derrière
un oculaire ? Magnol donna un coup sec au cordon et le store
se déroula. La fille n'avait retiré que le haut.
Elle avait les seins à l'air, très beaux, très
fermes. Il s'impatienta. Il s'avança vers elle,
lui remonta la jupe aux hanches et lui descendit la culotte.
Elle avait les yeux vitreux et semblait paralysée. Il la culbuta
sur la banquette et d'une main s'affaira sur elle, l'autre employée
par l'arme à feu. Il murmura : « Béatrice
» puis s'effondra sur elle de toute sa corpulence. Elle
avait les dents rivées les unes aux autres comme les fanons
d'une baleine. Il se releva, rajusta ses vêtements et
la contempla.
Dans ses yeux ne luisait pas la
satisfaction du plaisir accompli, au contraire... Il prit tout de
suite conscience de sa haine. Elle avait l’air prêt à
tout pour tirer vengeance. Il fut persuadé à l'instant
qu'elle le dénoncerait, il y aurait une enquête, il serait
reconnu et sa brève fin de vie, il l'achèverait dans
une cellule. Maintenant, elle devenait un obstacle à
son bonheur. Il fallait la tuer. Il y était contraint,
là, tout de suite, à bout portant, comme un chien enragé.
Il réfléchit rapidement
encore puis il réalisa qu'il avait laissé traîner
ses empreintes dans tout l'appartement. Il n'avait pas pris
de précautions. Dans son emballement, dans sa précipitation
acharnée à profiter des derniers jours, il avait négligé
d'assurer sa fuite, de se couvrir, de se ménager un escalier
dérobé. Une vague de dépit l'envahit.
Elle l'observa, tentant de deviner les pensées qui paraissaient
l'assaillir et elle eut peur pour sa vie. Il fallait tout effacer,
il fallait tout détruire et que rien ne subsiste pour préserver
sa sécurité, se rendit Magnol à l'évidence.
Mettre le feu... Le feu purifiait tout, consumait tout. Il allait
allumer un gigantesque incendie, une torche géante qui crépiterait
dans la nuit. Et tant pis pour les victimes sacrifiées,
seule comptait sa liberté. D'abord, il lui fallait se
débarrasser de cette salope qui était la source de ses
maux qui l'obligeait à prendre cette décision de tous
les faire cuire comme des poulets rôtis. Il ne pouvait
pas risquer d'être découvert. Il fallait raser
la tour et il le ferait. Il retint son souffle et tendit le
bras dans sa direction. Elle sursauta et il tira. Quand
il rouvrit les yeux, elle venait de se faire emporter la main et hurlait
à gorge déployée. Il la braqua à
nouveau mais cette fois-ci, garda les yeux ouverts. La fille
s'écroula sur la moquette aux poils crème, la culotte
au bas des jambes. Le silence retomba aussitôt après
la déflagration. Il n'aimait pas ça du tout.
Il ne fallait pas penser, il ne pouvait plus revenir en arrière.
Tout cela ne serait pas arrivé s'il n'avait pas été
condamné, il était un homme tranquille autrefois.
Tout ceci était la faute de cette infime masse sombre plaquée
sur un transparent rigide.
La moquette épongeait le
sang comme un buvard. C'était dégueulasse.
Il partit vomir longuement.
Il se procura
l'alcool à brûler deux litres par deux litres dans des
endroits différents pour ne pas se faire repérer puis
retourna chez elle. La tour était plantée avec
ses sœurs dans la bouillasse grise. Cernées par les pavillons
de banlieue et les cabanons, elles ressemblaient à des baobabs
dans un potager. La nuit était froide. Une rumeur continuelle
emplissait l'air de la cité : des appels, des chants, des cris
diffus, des vagissements, des rires indistincts. Toute cette
atmosphère concourait à créer une ambiance de
folie trouble et douloureuse.
Les vérins pneumatiques
des portes bloquèrent les battants et la cabine rouge barbouillée
de graffitis s'éleva dans les étages. Magnol referma
doucement la porte de l'appartement, souffla profondément et
jeta un œil dans la pièce pour s’assurer de la présence
du cadavre. Il prévoyait de mettre son dessein à
exécution tard dans la nuit, de manière à ce
que les secours ne surviennent que longtemps après le début
du foyer et ne puissent pas mettre fin au carnage. Il était
impératif que l'on ne retrouvât plus rien. Jusque
là, il passerait la soirée à veiller la morte.
C'était bien le moins qu'il lui doive...
Magnol s'effondra sur la banquette
et pointa la télécommande vers le poste. C'était
une télévision à écran plat et coins carrés.
Les images apparurent bien coloriées, vives ; la trame était
invisible. C'était superbe, une véritable toile
cinématographique miniature. Il laissa les images se
succéder en muet et prendre possession de la réalité.
Il ne tint pas très longtemps. Il se releva et partit
chercher une couverture à étendre sur le corps de la
morte. Il la recouvrit vite, sans la regarder, sans la déplacer
ni la toucher. Il retourna s’asseoir et pianota sur le clavier
du boîtier. Les sourires, les têtes épanouies
défilèrent en une ronde éperdue. Il oublia
son index sur la touche du volume et le présentateur se mit
à brailler inconsidérément les résultats
du tiercé. Il pressa le bouton rouge et le noir se répandit
dans la caisse. Le silence l'incommoda. Il ralluma, abaissa
le contraste et régla la luminosité au minimum en laissant
juste passer un filet de son. Il éteignit la lumière,
s'allongea en travers de la banquette, les pieds sur l'accoudoir et
ferma les yeux.
Magnol releva
son poignet. Il était deux heures. La télévision
crachait une fine poudre blanche dans la nuit de la pièce.
Comme il ne parvînt pas à mettre la main sur la télécommande,
il arracha la prise du mur. Il se redressa et s'empara des bouteilles
sans remettre l'électricité. Il en répandit
dans toutes les pièces, sur la moquette, sur les meubles, dans
le lit, sur les draps, sur les rideaux et même sur la femme.
L'odeur était tellement concentrée qu'il se demanda
s'il n'allait pas lui-même s'enflammer sous les vapeurs qui
l'avaient imbibé. Il chauffa sur la cuisinière une petite
quantité d’alcool dans une casserole comme pour les crêpes
flambées. Ca allait prendre aussi aisément qu’un
barbecue d'amateur. Il s'accorda un ultime instant de réflexion
et décida d'ouvrir quelques fenêtres en bloquant les
portes pour déclencher un appel d'air et attiser le feu.
La nuit lui souffla au visage son haleine gelée. Tout
était sombre. Il appela ensuite l'ascenseur, le maintint
à l'ouverture et s'immobilisa sur le palier. Seul l'éclairage
de la cage métallique baignait la scène de sa lueur
blafarde. Magnol craqua l'allumette, mit le feu à la
casserole et la jeta sur le sol. Le feu courut dans le couloir,
grimpa instantanément aux murs et illumina brusquement la pénombre.
Magnol referma la porte et se précipita dans l'ascenseur, il
pressa les lettres RdC et s'enfonça dans les entrailles de
la tour. Il jaillit du bâtiment à toutes jambes
et tordit le cou en arrière. Les flammes dévoraient
déjà la façade. Il s'engouffra dans sa
voiture, engloutit le bitume et roula plusieurs kilomètres
jusqu'à une butte qui dominait la région. Là,
il coupa le moteur. D’ici, il put voir l'horizon embrasé.
La torche titanesque répandait sa clarté merveilleuse
sur un paysage fantastique. Il pensa aux êtres qui devaient
se tordre de douleur, la peau roussie et calcinée dans la rouge
incandescence du foyer mais c'était un sentiment irréel,
désincarné, abstrait.
Quand Magnol
rentra chez lui à l'aube du jour naissant, il s'étonna
de trouver, glissée sous la porte, une enveloppe qui lui était
adressée. D'un geste mécanique et un peu hébété,
il déchira la pliure et sortit le message.
Monsieur Magnol
J'ai tenté
sans cesse de vous joindre depuis deux jours, mais vous n'étiez
plus là. Vu l'extrême importance de ce que je dois
vous révéler, je n'ai pas hésité même,
à vous attendre à votre domicile, mais en vain.
Le choc de la nouvelle que je vous avais annoncée précédemment
ne vous a, j'en ai peur, plus laissé comme alternative que
la fuite.
Monsieur Magnol, pardonnez-moi
pour la situation que j'ai provoquée, et à tort.
Monsieur Magnol vous êtes vivant, et surtout, en parfaite santé.
Oui, il y eut, et l'affaire est grave, il y eut interversion de vos
clichés avec un autre patient. J'ai obtenu les vôtres
et n'y ai découvert rien d'anormal. Vous êtes,
si je puis dire, ressuscité, vous n'avez plus rien à
craindre.
Contactez-moi dès votre
retour, je vous en prie, pour me rassurer. Après votre
emportement consécutif à la sentence, j'ai craint le
pire. Rappelez vite. Merci.
Docteur Corvier
Magnol
rencontra son image dans le miroir. Il la fixa, crut une fraction
de seconde y découvrir quelque chose de nouveau, peut-être
comme un léger voile, mais juste à ce moment là,
un type passait dans la rue avec son chien et il l’appelait. Le chien
avait l’air de ne rien vouloir entendre parce que l’homme continuait
à s’époumoner. Magnol retrouva son image en face, elle
n’avait pas bougé. Il ne détourna pas les yeux.
Il était soulagé. La nuit
et les jours qui précédaient lui apparaissaient à
présent un peu irréels mais tellement chargés
de sens.
La fille l’avait provoqué,
c’est sûr. D’abord, elle l’aurait dénoncé et il
n’avait plus eu le choix : C’était elle ou lui. Et puis, elle
ne devait pas avoir inventé la poudre… Son mobilier était
si commun et de plus, elle n’était pas si jolie que ça…
Quant aux autres, ceux qui nichaient
dans la tour, ils ne valaient sûrement pas mieux. C’était
de la racaille, de la populace, des voleurs, peut-être même
bien des assassins… Oui, ce n’était pas un grand mal après
tout…
Il venait, grâce à
cette méprise providentielle, de réaliser l’importance
de son envergure personnelle et celle du destin unique, il en avait
la conviction intime, qui l’attendait.
Il ouvrit la fenêtre et
s'accouda au rebord. Le ciel était très pur ce
matin, des étoiles luisaient encore dans la nuit provisoire.
A l'horizon, le bleu s'atténuait, il partait en dégradé
du zénith jusqu'à la jointure d'avec la terre.
La ville était silencieuse. Les gens dormaient encore.
Comme un reflet du ciel dans un miroir, la ville scintillait de toutes
ses ampoules nocturnes. La sérénité de
cette aurore après ces événements lui communiqua
un grand apaisement. Le disque en fusion s'insinua et agrippa
les choses de quelques rayons. Magnol se pencha un peu plus
par l'ouverture. Il contempla un moment l'asphalte dorée en
fumant une cigarette puis il rentra et referma sa fenêtre.