La lumière est rosée,
orangée, jaune, blanche, verte quand les feuillages la diffusent
et turquoise intense quand on lève les yeux par-dessus le toit.
Un homme au loin, qu'on n'arrive
pas à situer, cogne. Il fend du bois sans doute ou quelque
autre travail des champs. Tout est parfaitement calme, respirant
d'une quiétude où l'homme est absent. Parfois
les feuilles frissonnent, souffle d'un monde où la vie explose
sous toutes ses formes. Il y a les sifflements, les roucoulements,
les cris des oiseaux imprégnés dans l'air puis, comme
une envolée d'instruments qui se détachent de l'orchestre,
les croassements d'une migration de corneilles. On distingue
ensuite, tel un bas-relief au motif sonore, les milliers de grincements,
de bourdonnements, de grattements, de crissements des insectes affairés
et invisibles. A des moments inattendus, la chute d'une pomme
rythme, absurde, les temps de l'étrange symphonie. La
vie se manifeste résolument, inexorablement dans la multitude
de ses aspects. L'air est tiède pour l'arrière-saison.
Le mur blanc badigeonné de chaux réfléchit son
éclat. Les feuilles rousses ou pâlichonnes se craquent,
se sèchent et la terre se durcit. La vie prend la teinte
et l'expression de ces tableaux naïfs et surprenants bourrés
de détails, de couleurs mêlées, vives, pures et
tranchées. La vie est un chaudron où crève
le bouillonnement d'une potion épaisse et visqueuse.
A certains moments de lucidité aiguë, le fait même
d'exister me terrifie.
Ma pensée
s'apaise et reprend les sentiers du journalier, du concret, de la
paix végétative.
Simon ébranche
des rameaux du pommier qui s'est effondré lors de la dernière
tempête pour en composer des fagots. J'entends régulièrement
les cliquetis de sa serpette. La tâche fastidieuse à
laquelle il s'est attelé ne semble pas le lasser. Sa
constance m'étonne.
Je regarde le paysage, son silence.
Je le goûte même, comme la saveur d'un aliment.
Un pré à l'herbe
rase, tondue par les moutons s'étend dans la courbe des vallons.
L'éclairage bas le moire d'ombres dégradées,
le constelle de paillettes lumineuses. Il est si propre, si
frais, si vert, si ample dans ses courbes qu'on voudrait s'y étendre,
la tête renversée dans l'herbe, le regard perdu dans
le feuillage de l'unique chêne fier qui s'y dresse.
J'aime cette retraite forestière
aussi limpide que les eaux de la Gartempe qui serpente au creux des
coteaux. Elle m'aère le cerveau d'une fraîcheur
régénérante.
Nous nous sommes
levés tôt ce matin. Nous avons déjeuné
dans la grande cuisine de la massive maison, le regard attaché
aux boules cotonneuses de la brume matinale posées derrière
la vitre froide. On fait griller le pain ; le café est
chaud, bien fort. La maison s'éveille au même rythme
que nous et le jour. Il traîne encore dans les pièces,
l'odeur des cendres qui se sont tout au long de la nuit consumées
dans l’âtre. On respire aussi l'humidité, le bois
des meubles, l'herbe et la terre qui mêlent leurs senteurs.
Les moutons mâchent sans arrêt l'herbe de la campagne,
silencieux et lents. Ils ont l'air placides et indolents sauf
lorsqu'on s'approche un peu trop près d'eux, alors ils font
quelques bonds dans la direction opposée puis se remettent
à brouter. Un large cadre de bois enserré à
la tête d'un bélier l'empêche de franchir la clôture.
Un récidiviste sûrement que le fermier aura su par ce
système encombrant ramener à des sentiments moins opiniâtres.
On s'est débarbouillé,
on a chaussé nos bottes, enfilé des vestes qui ne craignent
rien et poussé la porte de la grange.
C'est à l'aube qu'il faut
aller aux champignons. Ils ont poussé dans la nuit, tout
jeunes et surtout pas encore cueillis par d'autres promeneurs moins
matinaux. Les gens du pays connaissent les coins ; par une longue
pratique saisonnière, ils ont su apprendre les endroits qui
leur donnent jour. Germain, l'homme qui demeure plus bas vers
le sentier nous a confié quelques combines. Il nous a
dit que les cèpes s'étendent au bas des branches extérieures
d'un chêne qui borde la rivière. Tous les ans,
on peut en récolter des fameux si l'on est dans le secret.
Les coulemelles aussi tapissent généreusement la châtaigneraie
si l'humeur les en prend.
- Il fait frais...
Je me suis frotté
les mains l'une contre l'autre. On s'est laissé entraîner
par la pente. Le sol était trempé, recouvert d'une
épaisse rosée et l'on ne savait pas si cela était
favorable ou non à l'éclosion des champignons.
En fait, on connaissait fort peu de choses aux activités mycologiques
; on distinguait les cèpes et les coulemelles des autres espèces
mais notre science finissait là. On s'est penché,
on a scruté le tapis des feuilles, observé les taillis
à la recherche des couronnes claires. Les cèpes
réclamaient plus d'attention, confondus qu'ils sont avec les
teintes jonchant le sol. Des bruits d'animaux furtifs accompagnaient
notre passage. Personne, personne d’autre sur de vastes étendues
boisées que nous. La campagne m'apaise. On vit
au ralenti qu'amènent le silence et les nappes vaporeuses.
La châtaigneraie est parsemée des coques déchirées
et des sphères luisantes de ses fruits. Il faudra revenir
glaner ce butin... Et puis non, je ne retarde pas le désir
d'en remplir mon panier, mélangés aux quelques spécimens
destinés aux omelettes. Simon se chargera d'achever la
moisson des chairs à la saveur forestière, je préfère
amasser ce qui abonde sous mes pieds.
Il faut choisir
des bûches assez courtes et bien rondes. Elles entretiennent
la combustion et durent suffisamment longtemps pour qu'on n'ait pas
à réalimenter trop fréquemment la cheminée.
Les châtaignes se font griller à la flamme des fagots
et du petit bois. Elles noircissent, elles se font lécher
la peau par les minces flammes qui dansent dans les trous de la poêle.
On les agite pour les enrober d'incendie et en quelques minutes on
savoure une chair chaude et un peu pâteuse.
Je rapproche de la cheminée
le fauteuil de paille et étends mes pieds sur le bord de l'âtre.
Les flammes courent sur les rondins, sculptent les reliefs et les
motifs de la plaque d'âtre en fonte noire. J'y distingue
un âne ou un mulet, je ne sais pas, puis des personnages, une
scène paysanne. Je crois découvrir un animal pendu
par les pieds. Oui, c'est cela, ils doivent égorger le
cochon. Celui-ci, pour notre tranquillité, restera muet
et jamais ne finira jambon, à moitié achevé,
surpris et interrompu pour toujours aux préliminaires des opérations.
Les flammes espiègles sautillent, s'évanouissent puis
grandissent, s'allongent, s'étirent, s'enlacent, se taquinent
au plus grand plaisir de mes yeux captivés qui ne peuvent s'empêcher
de contempler leur vie irréelle, vaporeuse et inconsistante.
J'observe le bois se faire grignoter et se dissoudre dans la blondeur
des mèches. Une branche cède, rompue par la brûlure
et l'empilement s'effondre, glissant des chenets sur les braises ardentes.
Aussitôt la scène se métamorphose, des silhouettes
blanches se dressent, impérieuses, vaillantes et s'élancent
à l'assaut des parties préservées. Le feu
court, ronfle, crisse. Parfois, naît un sifflement extrêmement
aigu qui s'amenuise, s'effile et grimpe dans les tonalités
hautes tel un supersonique qui prendrait son vol. Le feu vit,
le feu chauffe, le feu chante. Il ronge la mousse séchée
sur la bûche qui résiste avec des crépitements
d'insecte. Il calcine, il éclaire et inonde en projetant
sur mon visage ses lueurs pourpres. Le feu s'incarne d'une vie
surnaturelle et je pense aux premiers hommes qui le chérirent
et l'apprivoisèrent comme le garant de leur vie.
Je rejette dans le bûcher les pelures
des châtaignes et saisissant entre les pinces du tisonnier une
braise incandescente, je fais grésiller le bout de ma cigarette.
J'ai chaud, dehors la nuit a enveloppé
la campagne et posé sa pluie nocturne. Je me retourne
et Simon m'invite en secouant le flacon, à partager une vieille
fine de poire.
Ici, en ce lieu calme et nostalgique,
je me laisse aller à l'évocation des souvenirs et les
images neigent comme les flocons lorsque la condensation et la pression
atmosphérique sont propices à leur ciselage.
Je songe aux
femmes qui avaient occupé ma vie à un moment ou à
un autre et pour une durée plus ou moins longue, mais souvent
plutôt courte. Les femmes... Elles remplissaient ma vie,
en pensée surtout, car j'étais, le plus souvent, seul.
Les femmes faisaient mouvoir le monde,
les femmes et le cul. Et tous les hommes, sans distinction,
n'aspiraient qu'à une chose, s'accroupir entre des cuisses
et lécher, longtemps, longuement comme les chiens et les fous.
Et je n'étais pas en reste. Comme les autres je subissais
la loi ; et je m'allongeais, et je fermais les yeux, et je tirais
la langue, amalgamant mon amour aux poils et aux odeurs corporelles.
Brusquement, une scène
me revient :
Je m'étais éveillé
tôt, une pâle lumière qui s'insinuait par les rideaux
éclairait la pièce. Je lui tournais le dos mais
sentais sa présence sous les draps. Je roulai sur le
flanc et la regardai ; elle dormait encore, les paupières blanches
et larges. Son visage s'était figé dans une immobilité
molle et ridicule. J'observais ce masque veule, abandonné,
sans défense, inhabité dans son sommeil et j'en eus
tout à coup horreur. Ses lèvres s'arrondissaient
autour du trou rond et noir béant qu'ouvrait la bouche dans
une attitude terriblement obscène d'une poupée de latex.
Une pellicule de salive obturait l'orifice en une bulle irrésolue
à se libérer, seule membrane animée dans ces
traits indolents. Face blême et grotesque, caricature
de la lascivité propre à allumer la concupiscence malade
et dégénérée. Je la contemplais
encore un moment en proie à la répulsion, et tout de
suite je décidai que j'allais la quitter.
Les visages et les noms s'enchaînent
sans rapport comme surgissent les visions des rêves. Je
revoie cette autre, la dernière en date, marchant dans la neige,
s'enfonçant jusqu'aux genoux, avec le froid aux joues et la
nuit bleutée des montagnes, puis quand on avait fait l'amour
et qu'elle allumait une cigarette dans le noir. On ne voyait
que l'incandescence rouge et le reflet luisant de ses yeux, ses gestes
vifs et ses longues inspirations.
A l'endroit où couraient
sa langue et ses baisers, ses baisers empoisonnés, la lame
du bistouri électrique a tailladé. La chair est
boursouflée, calcinée, écorchée. «
Papillomavirus » avait diagnostiqué le médecin.
L'instrument a incisé la frange végétative et
vénéneuse qu'elle m'avait inoculée quand j'allais
au fond de son ventre chercher son âme et sa douceur.
Une pourriture sanguinolente, c'est tout ce qu'il restait de ses caresses,
de nos promenades, de nos espoirs.
Simon est monté
dormir, j'entends craquer le plancher sous ses pas. Le feu n'est
qu'un tapis de braises dont les flammes sont absentes et où
se dore un restant de bûche. L'âtre chauffe encore,
je n'ai pas envie d'aller me coucher.
© Nérac,
1999