L'écrivain
était seul, accoudé à sa vieille table de bridge
en bois. Il écoutait le silence de la rue, le frémissement
des arbres baignés de la lumière tardive de l'automne
naissant. Il écrivait pour des lecteurs inexistants et
chimériques, des histoires qui ne seraient lues de personne.
Il employait un langage d'images extrêmement réel, précis
et à la fois fantasmatique faisant naître de ses mots
une féerie, une poésie magique qui ne se révélait
qu'à lui seul.
Lorsque surgissait l'inspiration,
il devenait l'instrument d'une force obscure qui s'exprimait à
travers lui. Les mots éclosaient dans son esprit, les
phrases s'enchaînaient sans qu'il y prit part. Il transcrivait
un dialogue, une narration qui causait dans ses profondeurs et émerveillé
du prodigieux travail qui s'accomplissait, il assistait, ravi, à
la composition d'un texte qui était le sien, mais que pourtant,
il ne reconnaissait pas pour propre. Il était le scribe,
mais pas l'auteur, non, cela venait d'ailleurs, d'autre part.
Preuve en était que ses contes étaient écrits
d'un seul jet, sans une rature pour ainsi dire et que l'histoire ou
l'intrigue naissait sous ses propres yeux comme elle apparaît
au lecteur qui la découvre au fil des lignes.
Jamais il n'hésitait sur
un mot, peinait sur une charnière, sur une réplique.
Il se contentait d'écouter. Il regardait jaillir le flot
de son écriture comme on regarde la mer rouler ses vagues,
il en éprouvait le même plaisir contemplatif tandis qu'il
réalisait ses fables étonnantes. Il avait apprivoisé
l'inspiration capricieuse comme un chat, indépendante, discrète
et orgueilleuse. Il s'en était fait une amie comme d'un matou
errant qui se pointe à la fenêtre, vous observe et s'approche.
L'inspiration alors le traversait
comme un flux électrique et le stylo courait sur la surface
lisse, déroulant derrière lui sa guirlande mauve.
Le talent, c'était reconnaître la part infime de soi-même
dans son œuvre, c’était avant tout l'humilité et il
possédait cette qualité des anonymes et des obscurs.
On écrit quand on n'a plus
personne pour nous écouter et qu'on ne s'est pas encore résigné
au mutisme complet. On écrit pour honnir, pour enfin
hurler sa révolte tue quotidiennement. On écrit
pour décharger les images qui encombrent comme un cauchemar
qu’on raconte. On écrit pour s'expliquer, pour revivre
ou inventer des scènes et des visages incrustés comme
des saphirs au fond de l’âme. On écrit pour se
justifier, enfin pour se manifester.
L'écrivain
respirait, il aimait les senteurs confuses et tièdes, l'indolence
du parc qui roussissait inéluctablement. Le début
de l'automne était propice à l'écriture.
L'écriture était de la voyance qui réclamait
un état comparable de réceptivité intuitive.
Il en officiait l'exécution.
Le conteur laissait
s'enfuir sa vie sans tenter de la retenir. Il la sacrifiait
à ses personnages, il offrait la sienne en échange de
la leur, il se dépersonnalisait, se dématérialisait
en leur faveur. Il s'immolait à leur existence comme
la femme en couche acceptait de périr au profit de son enfant,
comme le donneur transfusionnel cède son hémoglobine.
Il tarissait sa vie pour des visions et des songes qui trameraient
les feuilles blanches et abandonnait sa réalité aux
créatures imaginaires de son esprit. Il avait découvert
un sortilège qui lui permettait d'échapper à
la douleur et à la souffrance. Il possédait une
baguette magique qui avait raison de tout. Qu'un désir
naisse, aussitôt il l'accomplissait dans le sillage de la plume.
Une crainte, un tracas ? Il le dépliait sur les pages comme
un scarabée épinglé sur un contre-plaqué,
comme une plante empoisonnée séchée entre les
feuilles d'un livre.
Il écrivait et la réalité
n'était plus terne, et l'eau ne larmoyait plus sur les vitres,
et les crapules toujours, succombaient à la fin, et une femme
qu'on aimait ne vous quittait pas un matin sans crier gare, et surtout,
la solitude n'existait plus. Car dans cet univers des mots,
même les gens qu'on voyait basculer par les fenêtres ne
mouraient pas vraiment. Dans ses histoires, l'absurde n'était
qu'une étape vers le sublime. Le sordide était
le sommet à franchir pour contempler les horizons blancs et
purs.
Les artistes
sont des bohèmes dit-on. On les imagine volontiers fantaisistes,
le cheveu hirsute et la mise débraillée, insouciante
ou fantasque. On les voit vivre dans des mansardes, au milieu d'un
capharnaüm attendrissant; toujours de passage, entres deux portes,
jamais là, toujours en virée à la quête
d'impressions et de sensations nouvelles qui viendraient enrichir
leurs créations. On se les figure extravagants, exubérants,
infidèles et volages comme de grands enfants qui auraient poussé
un peu trop vite. Les artistes sont capricieux et frivoles,
instables et mouvants.
Cet écrivain là
vivait dans un appartement fraîchement construit, aux lignes
modernes et design. Il avait fait le vide des objets inutiles
n'ayant rien d'autre à proposer qu'accrocher la poussière.
Il avait nettoyé l'espace, aéré, balayé
et n'avait conservé que le minimum sur lequel les pensées
et les souvenirs ne risquent pas de se prendre et se retenir.
Sa bohème, elle était dans sa tête, dans le mauve
de son encre, dans ses doigts qui animaient le corps fuselé
en argent poli, dans le mouvement incessant des multiples muscles
de ses globes oculaires. Il tenait à ce que tout fut
lisse et vierge à l'image du papier. Il traquait l'essentiel
et dans ce but, un monde désincarné lui était
nécessaire, débarrassé du superflu parasite.
Il était ordonné
et soigneux, l'opposé du stéréotype usuel.
Il avait planté sa table en bois vieux, incrustée d'encoches
et de stigmates face à la fenêtre et y dissolvait sa
vie. C'était comme une porte sur un autre monde, préservé,
familier et accueillant qu'il n'avait pas rencontré dans la
réalité.
L'écrivain
saisit l'anse en porcelaine et but quelques gorgées de café
chaud. Il cligna de l’œil dans la lumière blanche et
se laissa imprégner du goût fort et sucré.
Le soleil ruisselait sur la table étincelante comme un lac
gelé. Il reposa la tasse et la douleur le surprit en
empoignant ses muscles. Il blêmit de souffrance et porta
la main à ses jambes. Contre ces crocs d’acier, il était
sans ressource. Seule la station couchée rendait la douleur
supportable.
L'air tiède et roux de
l'automne s'était répandu dans la pièce piquant
ses flèches dans les tubes chromés de sa chaise.
L'écrivain fit un effort considérable en contractant
ses biceps et s'éloigna vers son lit dans son fauteuil roulant
où dès l'enfance, la vie l'avait définitivement
cloué.