Le matin au printemps
 

 

   Nous marchions. En cette fin de mai, la tiédeur nous frôlait en vagues transparentes.  J'étais libre.  Je me sentais semblable au ciel, clair et profond, certain de vivre un instant privilégié et immuable, avec le sentiment aveugle de mon éternité.
  La rue piétonne que nous suivions dans le quartier était pavée. Le pied n'était jamais très stable, mais j'aimais le bruit mat et rond de ce sol irrégulier.  Nous étions silencieux.  Elle me suivait, insouciante, allant où j'irai.  Plus loin, sur la gauche, une enseigne signalait un café. C'était un bar sobre, un peu austère, aux vitres opaques et boursouflées.  Nous entrâmes.
  Derrière le comptoir, le garçon essuyait des verres.  Eclairé par des appliques diffusant un éclairage intime, un couple assis à une table de bois massif causait tranquillement.  L'endroit me plut. C'était une espèce de halte, un refuge dans la ville.  Nous nous assîmes. J'étais en face d’elle, nous ne parlions pas.  Je la regardais attentivement.  Il y avait si peu de temps que je la connaissais...
  Je l'avais rencontrée l'après-midi dans le quartier des antiquaires.  C'était une belle journée de printemps, je fouinais d'un étalage à l'autre, cherchant l'objet rare parmi les vieilleries.
  Les brocanteurs trompaient leur monde, dignes et importants, ils escroquaient rondement l'amateur ignorant.  Je découvris pourtant, dans un fouillis en vrac, parmi les bricoles sans valeur, une adorable lithographie du siècle dernier.  En parfait état, elle représentait un portrait d'adolescente fine et attachante.  A n'en pas douter, le gros homme effondré sur son pliant n'y connaissait rien.  En pleine digestion, il somnolait sous l'auvent qui battait au gré du souffle.  Je me levai, tenant l'objet, et remarquai une jeune fille qui me souriait avec connivence.  Je réveillai le bonhomme qui marmonna un prix des plus raisonnables et payai sans discuter.  Epuisé au point d'en oublier son métier ou ne l'ayant même jamais maîtrisé, je bénis son incompétence flagrante que ne dissimulait pas son visage épais et mou, aux yeux éteints.
  J'allais m'éloigner, elle était toujours là, amusée semblait-il.  Elle vint vers moi et la conversation s'engagea.  Elle aimait ce lieu facile et désinvolte où les gens, me dit-elle, prenaient le temps de regarder, de s'arrêter où d'écouter.  Je la trouvais jolie, agréable, et l'imprévu de cette rencontre me séduisit.  Rien ne semblait la retenir où la réclamer, elle était là, avec moi qu'elle ne connaissait pas et paraissait trouver la situation tout à fait simple et naturelle.  Nous déambulâmes dans les allées, parcourant le marché en tous sens.  La journée touchait à sa fin, déjà, nous marchions plus aisément et les marchands remballaient leurs trésors.  Nous quittâmes le marché. Je n'avais pas d'idée précise où aller et me laissais gagner par la nonchalance commune.  Les cafés avaient ouvert leur terrasse et la cité prenait une coloration estivale.  Les visages souriaient, s'animaient, vifs, vibrant aux impressions du moment.  Il faisait bon, le monde devenait disponible.
  Elle avait de grands yeux verts légèrement maquillés et des cheveux bruns en désordre.  Son pull était jeté sur la chaise d’à côté et elle détaillait le lieu d’un œil distrait. Le serveur vint vers nous.  Sa voix n'exprimait rien, neutre et impersonnelle.  C'était un garçon de café, il effectuait le service, encaissait, son rôle fixé une fois pour toutes. Malgré la chaleur des boiseries et la semi-pénombre, l’atmosphère m’apparut froide, soudain.  Je commandai deux cocktails.
  - J'ai passé l'après-midi avec toi et je ne sais pas ton nom, dis-je.
  - Je m'appelle Paule, et toi ?
  - Julien.
  La table brillait sous les lumières tamisées, j'étais fasciné par les reflets sombres de mon verre qui s'y dessinaient.
 

  Quand nous sortîmes, je constatai, légèrement étonné, que la nuit était tombée.  La vie avait repris son aspect familier, la foule faisait la queue devant les cinémas, les cafés s'agitaient, des promeneurs flânaient de boutique en boutique et cette diversité d'individus, de consciences étrangères qui pourtant se frôlaient, me rassurait.  Paule marchait devant moi. J'aimai tout de suite son parfum, il me parvenait par bouffées brusques et enivrantes où il me semblait respirer plus largement.  Les restaurants déversaient dans les rues leurs odeurs de feu de bois, de graisse chaude parfumée et le regard tenté, plongeait parfois entre ces murs séculaires comme happé par un souvenir ancien. Le passé de la ville, au goût délicieux du printemps, lui soufflait sa vie.  Nous pénétrâmes dans une petite cour éclairée où s'ouvraient des échoppes pour touristes.  Les murs étaient tapissés d’affiches cinématographiques de films célèbres.  A l'écart des autres, souriait Gérard Philippe. Au-dessous, comme par dérision, Michel Simon nous rassurait, déformé, grotesque, et pourtant si familier, tellement humain.
  La beauté n'a pas de visage, je crois.  On peut la haïr, indépendante et solitaire elle se suffit à elle-même et rejette loin des autres, l’être qui la porte.  Celui ou celle qui est beau, et qui le sait, et qui s’en sert, tend à n'exister pour les autres que par cette beauté. Il devient l'incarnation vivante d'un concept et sa conscience, son identité, ses fragilités disparaissent, se fondant dans cette beauté orgueilleuse et narcissique.  L'individu se perd, seul dans son désert à l'éclat d'acier.  Toujours ce malaise, cette espèce de vertige qui me prend à la vue de la trop grande beauté, ces courbes parfaites excluent les incertitudes et 1’imperfection humaine.
  - Tu viens, dis-je, on va voir les livres.
  Je l'entraînai vers des rayons bondés, de l'autre côté de la cour. Je parcourais les auteurs, les titres pressés les uns contre les autres, hésitant parfois, m'arrêtant sur un volume, le reposant, puis reprenant. Du dehors, Paule m'observait. Son regard, sombre, révélait à présent des abîmes profonds et imprévisibles quelques instants plus tôt.  Quand j'eus franchi le seuil de la boutique, elle se rapprocha tout près de moi.  Je me sentis enveloppé, respiré et il me sembla me figer à l'intérieur.  Son parfum s'étendait. Une envie, un désir brusque, presque irrésistible d’elle, arrêtait mes gestes et mes pensées.  J'entrai dans un gouffre profond, noir, une nuit sans étoile dans laquelle je devinai l’indissociable intrication du plaisir et de la souffrance. Je me laissai glisser sans tenter de me retenir.  Elle murmura : « Tu viens ? », qui n'était qu'une demi-question où se mêlaient le désir et l'incertitude.  Elle n'attendit pas ma réponse et m'entraîna à sa suite.
  A cette heure, les rues éloignées du centre étaient désertées, il faisait encore tiède.  Paule marchait devant moi, nous longions le fleuve où se reflétaient les lumières des réverbères en taches vaporeuses.  Je me souviens qu'elles me faisaient penser à ces dessins surréalistes faits d'encre jetée sur la toile.  Instables, mouvantes, un peu comme l'huile, capricieuses, elles vivaient au rythme de l'eau.  Je revoyais les yeux de Paule tout à l'heure, et je sentais comme une légère crainte me gagner.  La sensation que j'avais éprouvée ne s'était pas dissipée, un voile enveloppait Paule.  A la lumière du jour, l'aventure paraissait claire, mais les êtres souvent me troublent, l'existence d'une pensée étrangère à la mienne m'effraie.  L’autre représente pour moi une puissance aussi absurde que la mienne et je m'en méfie tant que je ne l'ai pas cerné.  Les groupes me rassurent, chacun compensant l’autre.  Je levai la tête vers le ciel.  Il était parsemé d'étoiles, calme et tranquille tel une présence silencieuse.  Paule avait obliqué dans une rue à droite et nous nous enfoncions dans un quartier qui, d'après les immeubles, était un quartier bourgeois.  Les portes cochères, lourdes, massives, les murs, veillaient jalousement la vie discrète de cette population aisée.  Des intérieurs encore éclairés faisaient des trous lumineux dans les façades sombres.  On croyait de vastes diapositives projetées sur les pierres.  J'y discernais des appartements cossus, aux tissus lourds, aux meubles choisis et peu nombreux.  Parfois, une ombre glissait derrière le rideau, lente, aux gestes précis et assurés. J'imaginais ces vies côte à côte, si dissemblables, ces êtres, ces consciences qui s'emmêlaient sans jamais pourtant se rencontrer vraiment.  Perdu dans mes pensées, j'en avais oublié les sentiments qui m'oppressaient un moment auparavant.  Paule, qui avait pris de l'avance, ralentit son pas pour que je la rejoigne.
  Elle avait perdu ce regard trouble qui me faisait pressentir une différence trop insondable entre nous.  Elle s'arrêta.  La rue s'étendait devant nous, droite, silencieuse, bordée de tilleuls plantés à intervalles réguliers.  Quand j'arrivai à sa hauteur, un groupe surgit d'un immeuble non loin de nous.  A cette heure tardive, ils rentraient sans doute chez eux après une soirée entre amis.  Ils s'éloignèrent rapidement, étouffant des fou-rires qui grandissaient dans la nuit.  Quelques rues plus loin, nous nous arrêtâmes devant un immeuble.
  « C'est là. », me dit-elle en m'indiquant des fenêtres au-dessus.  Elle entra.  Je la suivis. Elle cherchait dans l'ombre, l'interrupteur. Le hall s'éclaira.  Il faisait frais, c'était peut-être l'effet du marbre qui l'habillait.  En retrait, une banquette adossée au mur ainsi qu'un portemanteau attendaient les visiteurs éventuels.  Un miroir imposant s'étendait de l’autre côté et me renvoyait mon image étonnée.  Sur la gauche, une baie vitrée découpait le mur.  La concierge risqua un regard sous le rideau. Elle reconnut Paule, sans doute, car elle disparut aussitôt.  Nous nous engageâmes dans les escaliers blancs, massifs, qui grimpaient dans les étages.  A partir du premier, l'escalier était de bois.  Un tapis de feutre rouge sombre l'accompagnait dans sa course.  On entendait parfois, des voix lointaines derrière les portes refermées.  L'immeuble respirait l'encaustique.  Je me retrouvai dans le vestibule d'un appartement.  Il me semblait immense, et surtout, les plafonds hauts donnaient cette impression d'espace, de mouvements larges.  Je pénétrai ensuite dans une pièce bien plus spacieuse que la précédente.  Paule alluma une lampe, me dit de l'attendre et repartit vers le vestibule où nous étions entrés.  Elle devait être dans la cuisine car des bruits familiers me parvenaient à travers la cloison.  Des corniches suivaient les plafonds travaillés de motifs. Je  m’assis dans un canapé bas face à la cheminée.  L'appartement était vide comme lorsque l'on s'installe provisoirement dans une maison.  Un secrétaire, une table, le canapé et quelques objets qui traînent, de ceux qui nous suivent toujours partout.  Il n'y avait pas de voilages aux fenêtres qui donnaient sur la nuit.  Je me levai ouvrir un battant, la tiédeur printanière afflua dans le salon.  Tout dormait, les fenêtres plongées dans le sommeil ne reflétaient plus leurs images féeriques.  Le silence, les halos vacillants de la rue et moi, seul, avec Paule dans un appartement que je ne connaissais pas.  Elle revint enfin, apportant un plateau.
  - J'ai préparé du thé, dit-elle, tu aimes ?
  En avançant, elle faisait s'entrechoquer les tasses et l'argenterie en un cliquetis qui rythmait son pas.
  - Oui, merci.
  Elle déposa l'infusion sur la table basse et s'assit près de moi sur la banquette.   J'examinais la pièce et lui dis :
  - Il n'y a rien chez toi !  Tu t'installes ?
  - J'aime l'espace tu vois, et puis l'essentiel y est. Tu as besoin d'autre chose ? me demanda-t-elle avec une légère pointe d'insolence.
  - Non ça ira, merci. Je m'interrogeais, c'est tout. Tu es bien secrète...
   - Tu veux tout savoir. Mais tes questions ne t'apporteront rien. J'existe en dehors de mes actes, en dehors de ce que je montre.  C'est cette partie de moi qui est ce que je suis et qui est importante. Si tu découvres cela dans un être, tu es alors capable, à chaque fois, de savoir ce qu’il fera et pourquoi. Ainsi, tu sauras s’il va t’intéresser ou pas, et tu poursuivras ou non la relation.    
  Elle se pencha sur la table et avec précaution, remplit les tasses.
  « Que voulait-elle cacher ?  Je ne savais qu'imaginer.  J'entrevoyais une vie confuse, compliquée, entremêlée d’événements peut-être sombres et inquiétants.  Pourtant, elle semblait posée, tranquille.  Décidément, je ne saurai rien d'elle, pensai-je, il me faut la prendre au présent, peut-être au futur, mais avec son obstination à ne rien dévoiler, pas au passé.  Après tout, me dis-je, elle doit me jouer pour la circonstance, son rôle mystérieux, et sa vie est sans doute aussi simple, aussi banale et commune que celle de n'importe qui.  A la faveur d’une rencontre anonyme, elle s'offre un personnage, une vie d'autant plus intrigante qu'elle ne dit rien. »
  Elle me sourit et se dirigea vers la pièce qui s'ouvrait par la porte située près de la cheminée, en me demandant de bien vouloir encore une fois, l’attendre un peu.  Je restai assis, écoutant la nuit.
  Cette jeune femme me plaisait.  J'aimais ses gestes, sa voix, et je me disais, à la fois un peu anxieux et enchanté : « Déjà ? »  Soudain je la vis. Elle était nue dans la pièce dont elle avait fait sa chambre, à moitié dissimulée par le mur comme si un dernier pan de pudeur s'accrochait encore à son corps.  Elle me fixait de ses yeux sombres, souriante, appuyée au chambranle de la porte, subitement déshabillée, incertaine.  Consciente de son effet, elle me guettait.  J'étais fasciné par cette apparition, incapable de rompre le silence ni de rien faire.  Mon regard ne parvenait plus à se détacher de ses courbes, de ses yeux noirs de nuit.  Enfin je me levai et la suivis tandis qu'elle éteignait la lumière.  La fenêtre était restée ouverte.  Je me glissai dans le lit. Nous n'avions pas échangé un mot,  je commençai à la caresser, lentement, mal assuré, craignant qu'elle disparaisse brusquement tel un songe. Mais non, elle était là, réelle, à la peau si douce.  Nous ne dormîmes pas, si, pourtant, un peu avant le matin.  Je dis nous, mais je devrais dire moi, car lorsque j'ouvris les yeux, je me retrouvai seul. J'attendis alors quelques temps, déambulant dans ces pièces au mobilier errant puis, comme elle ne revenait pas, je descendis, me promettant de revenir plus tard.  Le soleil se levait sur la ville et je m'en allais, léger.
  Les jours qui suivirent, je revins régulièrement chez elle.  Personne n'ouvrait.   J’insistais tant et si bien que je réussis à m'attirer l'air soupçonneux de la concierge.   Elle m'expliqua que personne n'habitait plus là depuis longtemps et donc, que je n'avais pu me rendre déjà dans cet appartement.  Elle me reconnaissait, oui, j'étais déjà venu ici accompagné d'une jeune personne, mais certainement pas dans cet appartement ci puisqu'il était vide, en vente d'ailleurs depuis longtemps.  Et puis, devant mon insistance qui se renouvelait chaque jour, elle en arriva à s’impatienter et finit par me menacer.  Je battis en retraite, désespéré.  De ce jour, j'attendis Paule dehors.  J'y retournais, mais jamais je ne vis de lumière aux fenêtres vides et désertées, jamais elle ne revint.

  De cette nuit, ne subsiste rien, rien de net, de précis, seulement des impressions, des sensations, un amour, une tendresse infinie, jamais retrouvée.  Sa voix, irréelle parce que trop désirée, la voix qui nous parle dans les rêves et que l'on pleure le matin au réveil. Cette voix qui cristallise tous nos espoirs, tous nos désirs est la voix de la nuit.  La nuit a une voix.  Maintenant je le sais, j'ai fait l'amour avec elle.
 
 

© Nérac, 1999

 

 

 

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