La rupture


  Lorsqu'elle m'a annoncé qu'elle me quittait, c'est la stupeur qui m’a sidéré.
  - Allô ! Cathy ?
  - Ecoute, je vais être brusque, mais faut qu'on se sépare !
  - …
  - Je vais te quitter.  On pouvait plus rester ensemble. On pouvait plus continuer, c'était plus possible, lâcha-t-elle. 
  - Mais qu’est-ce qu'il t'arrive ? Qu'est-ce qui se passe ? Cathy, qu'est-ce que tu racontes ? articulais-je.
  - On va se quitter, ça ne pouvait plus durer, soupira-t-elle ennuyée.
  - Mais c'est pas possible, tu te rends pas compte, c'est pas possible.  C'est fini ? Tu veux dire qu'on ne se reverra plus ? On va se quitter définitivement ?
  - Oui.
  Le vent s'est dissous, l'espace s'est solidifié et a explosé comme un cube de verre qui se briserait en une multitude d'éclats cristallins.  Le fond sonore de la rue s’est soulevé du sol et s'est mis à flotter, inconsistant, comme un brouillard opaque qui s'élèverait vers le ciel.  Je ne pouvais même pas la toucher, la saisir, la secouer pour la ramener sur terre, pour la confronter à la réalité qui était que l'on ne pouvait plus vivre l'un sans l'autre, que c'était une chose impossible, inconcevable à présent, que c'était peut-être regrettable, mais que vraiment, nous étions liés l'un à l'autre d'une façon vitale et irréversible comme l'arbre est lié à ses racines de façon indissociable. Mais non, les seuls liens qui me rattachaient encore à elle étaient les vibrations électromagnétiques animées par ma voix à des centaines de kilomètres d'elle et qui déplaçaient des couches d'air à son oreille en un grincement métallique et nasillard.  Je n'avais plus de prise sur elle, elle fuyait, elle m'échappait comme un ballon gonflé à l'hydrogène. 
   Qu'est-ce que j'aurais pu hurler dans ce combiné qui coulait dans ma main sous la canicule ?  Quels étaient les mots qui auraient eu le pouvoir de la retenir ? J'étais aussi démuni qu'un enfant dont la perche est trop courte et qui voit filer son beau voilier vers le centre du bassin.  Quelles prières déclamer ? Quelle créature fabuleuse et magique invoquer ? Quel dieu ?
  Et j'ai ressenti l'angoisse et la solitude glacée du cosmonaute qui se retrouve lâché dans l'espace, à la dérive, et qui s'éloigne de son vaisseau sans pouvoir faire le moindre geste pour tenter de le regagner, avec sur sa visière chromée, les reflets de la terre et des rétrofusées.  Je me suis senti flotter mollement en apesanteur tandis que le monde basculait comme un décor de théâtre en carton pâte.
  Et j'ai su ce que signifiait perdre le dernier fil d'espoir, et j'ai compris la terreur désespérée de l'alpiniste dont les doigts ont cédé sous la prise incertaine, et j'ai connu l'horreur du noyé qui avale sa dernière gorgée d'eau salée au goût d'algues et d'iode, avant de sombrer, les yeux révulsés, au fond de l'eau marine.  Et mes rides se sont creusées à la vitesse des rigoles et des sillons que l'orage fait surgir dans la terre, et j'ai vieilli, soudain j'ai vieilli de millions d'années comme les collines rabougries et desséchées sous l'érosion des âges. Mes mains se sont ternies, se sont craquelées, se sont racornies, et le flot de mes sensations s’est tari brusquement comme un désert aride et minéral.
  - Cathy.
  - Clic !...
  La tonalité a couiné sa plainte et j'ai redécouvert le goût âcre et absurde de la solitude.  Le bleu du ciel a viré au gris métallisé, mes oreilles se sont mises à bourdonner, mes pieds ont fondu sur le sol comme la pâte gélifiée des confiseries trop sucrées.
  J'ai revu son visage chiffonné, renversé sur l'oreiller et j'ai réalisé que jamais plus je ne la regarderais dormir dans le soleil matinal, que jamais plus je ne passerais mes doigts écartés dans la blondeur de ses cheveux, que jamais plus je ne sentirais sur ma peau son souffle tiède et parfumé, que jamais plus son regard ne m'effleurerait, et un pan de mon cerveau s'est effondré comme une falaise crayeuse achevée par les lames.

  Je n'avais plus chaud, je n'avais pas froid, je n’avais même plus envie de respirer et un astre incandescent s’est levé sur un paysage dévasté et immobile.
  Un vent de colère et de haine s'est ensuite levé, d'abord comme une brise imperceptible, puis elle a grossi, elle a enflé et je l'ai haïe, je l'ai haïe de toute 1’énergie qui maintenait la cohésion entre les atomes de mon corps, je l'ai haïe avec cette dose de désespoir qui rend si pathétique la violence vaine, je l'ai haïe comme un animal aux abois qui lutte pour sa survie avec la détermination de la dernière heure.  J'ai compris que je l'aimais, j'ai compris que je ne l'avais jamais su tout le temps qu'elle était près de moi, qu'il avait fallu son absence pour en convenir et qu'à présent cela n'avait plus d'importance, ou du moins ça n'était plus utile.  La connaissance venait trop tard, comme la sagesse, paraît-il, avec les cheveux blancs.
  Comme j'aurais été heureux alors si j'en avais eu conscience, comme j'aurais profité de chaque instant près d'elle comme d'un nectar divin et doux.  J'aurais passé mes jours et mes nuits à la regarder, à contempler le chatoiement de ses yeux, à promener mes doigts sur sa peau ambrée.  J'aurais savouré chaque seconde en sachant qu'elle était unique, comme une goutte de bonheur à l'état pur.  J’aurais pris conscience de chaque instant comme on retient au palais, le vin pour en percevoir la texture ; comme une cuillère sirupeuse de miel roux qui adhère à la gorge.  J’aurais ouvert une brèche sous ma chevelure pour laisser se déverser en torrent, les images qui deviendraient souvenirs, pour tout garder, tout conserver, tout retenir, pour faire fusionner sous le foyer de sa présence ma mémoire alchimique.
  Son visage absent grimpa dans le ciel de ma douleur comme une lune étrange et floue.  Il repassa sous tous les éclairages, par toutes les expressions que le jeu de ses muscles avait fait naître et je me demandais : Qui avait-elle été ? Qui avais-je tant aimé de cette façon maladroite et indécise ? Où était la créature que j'avais tant chérie ?  Derrière cet imperceptible frissonnement des traits ? Derrière cette contracture presque inconsciente des lèvres qui lui dessinait sa moue si familière ? Derrière ses yeux ? Elle m'avait dit un jour : « Les yeux n'expriment rien d'eux-mêmes, ils sont immobiles et figés.  C'est le visage qui les éclaire, qui les anime et leur donne vie.  Ils sont les points où l'être entier se focalise comme sous une optique. » 

  Les interrogations se pressaient dans ma conscience bouleversée : Qu'est-ce que j'avais aimé ? Où se situait le centre de mon amour ? Etait-ce sa peau ? Un regard ? Une onde invisible qui aurait émané d'elle comme une aura ? Mais il était impossible d'appréhender ni de saisir la flamme blonde qu'avait été cette jeune fille pâle que j'aimais et qui brusquement venait de m'oublier.  Il fallait me résigner à ne plus connaître d'elle qu'un frissonnement, comme la caresse que le vent d'été imprime aux blés.

  Le soir est venu, tiède et alangui, m'envelopper comme une cape froissée.  Je me suis penché par la fenêtre et j'ai vu scintiller les lumières.  Le monde à présent m'apparaissait vide et bizarrement étranger comme la dépouille d'un mort que l'âme vient d'abandonner, comme une enveloppe corporelle qui n'a plus rien de commun avec l'être qui l'habitait.  Le monde venait de se vider de sa substance et n'était plus qu'un cadavre inerte et absurde.  Cathy l'avait fait vibrer, lui avait communiqué un sens qui était celui de son rire, de son ton railleur et insolent, de ses mimiques enfantines et coléreuses.  Elle venait de me quitter et avec elle les fraîcheurs de l'aube, les étoiles du firmament, les sifflements aigus et obstinés des merles, les azurs bleus et pétrifiés, les crêtes neigeuses, les cigarettes tièdes et ocres, les premières chaleurs d'été, les verres d'eau fraîche, les caresses insouciantes, la profondeur des océans et la pente de ses cuisses.  Elle avait tout emporté, tout rayé, tout anéanti comme soufflé par un champignon nucléaire.  Seule ma conscience survivait, et mon corps emprunté, devenu subitement inutile. Il faisait chaud.  J'ai descendu les escaliers, hagard, comme un patient qui vient de subir l'ablation d’une section de son cerveau.  Je venais de me faire fraîchement amputer, je découvrais que je ne savais pas exister sans elle, et sentais que vraiment, je n’avais pas envie d'apprendre.  Plus rien ne comptait, plus rien nulle part n'existait.  Le monde n'était que notre pensée et la mienne venait justement de se paralyser.  J'ai déambulé dans les rues vides, je me suis échoué contre un quai et j’ai regardé l’eau. Les sanglots sont venus tout seuls.  Ils venaient de loin, de très loin, de plus loin que Cathy et de son affection perdue.  Ils surgissaient de l'enfance, sans doute du premier instant, du premier cri.  Ca m'inondait, ça me submergeait, c'était tiède et salé comme la mer originelle.  J'avais tout perdu.  Il se mit à pleuvoir en moi de fines particules de poussière qui se déposaient comme la vase dans les étangs et qui lestèrent mon être.

  Les premières nuits, je la cherchais l'absente, puis elle vint hanter mon sommeil le long des heures sans fin.  Maintenant je ne retrouvais plus d'allumettes grattées mélangées aux autres, ni de bas transparents dans les tiroirs, ni ses jupes, ni ses tricots, ni ses escarpins lancés dans l'entrée.  Le passé s'était dissipé, il était une combinaison des possibles qui ne se reproduirait plus jamais.
  Il me fallut réapprendre tous les gestes, réinventer tous les éclairages, guetter chaque souvenir pour le juguler dans l’œuf, il fallut renaître, devenir autre, achever et abandonner celui qui avait été : «  l'être qui vivait avec elle  », il fallait muer pour revivre, encore, ailleurs, avec une autre...
 

 
© Nérac, 1999

 

 
 

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