Brest
Brest, presque désert au
mois d’août, un samedi après-midi, par une belle journée
ensoleillée, avait des airs de cité maritime américaine.
Avec ses rues tirées au cordeau, toutes parallèles ou
perpendiculaires entre elles, on aurait dit, par endroits,
tachetée d’ombres et de lumières, une petite Philadelphie.
Brest n’était semblable à aucune autre ville française parmi
celles que je connaissais. Mais d’autres villes bombardées
pendant la dernière guerre par les américains, comme
Cherbourg, Dunkerque ou le Havre, devaient sûrement lui
ressembler. N’y étant jamais allé, Brest, pour moi,
demeurait unique. L’atmosphère qui s’en dégageait ce jour
là, était étonnante, faite de lumière blanche et bleue. Bleu
comme la mer, comme le ciel ce jour là, comme les balcons
turquoises, jaune comme les rais lumineux de soleil, blanc
comme les façades des immeubles. Il n’y avait pas de vent,
et pour le temps, on aurait pu se croire à Nice. Mais
débarrassé de sa foule. Brest, ce jour là, était plutôt
désert et silencieux, malgré les quelques passants et
touristes flânant dans la rue de Siam. Les Brestoises
étaient généralement belles, élégantes, et n’avaient rien à
envier aux femmes de la capitale. Je pensais à ma voisine de
table, à l’école primaire, douce et jolie, Gwénola,
qu’était-elle devenue ?
Je me dirigeai alors vers l’arsenal, désert lui aussi, en
cette période estivale. Les quais étaient vides. Un jeune
gars en uniforme à chemise blanche, en gardait l’entrée. Il
y avait, à quai, quatre bateaux militaires identiques. Des
petits, peut-être des remorqueurs. L’arsenal gisait là, à
mes pieds, à ciel ouvert depuis le muret qui le ceinturait.
Je me penchai. Ca ne devait pas être toujours gai,
là-dedans… Ca sentait l’ennui, même en plein soleil, les
petits chefs, les rapports tatillons, la conformité, l’armée
dans le mauvais sens du terme… On se sentait oppressé rien
qu’en respirant la discrète odeur de graisse qui montait
jusqu’à cette hauteur et par la plainte métallique et
sinistre des coups frappés qui provenaient d’une cale sèche.
L’eau de la Penfeld, en bas, petite rivière qui traverse
Brest, n’était pas accueillante, ni rieuse, ni vive. Elle
avait plutôt l’air stagnante et morte. Ce qui n’était
pourtant pas vraiment le cas. Brest est dépourvu de plages.
Brest n’est baigné par l’eau, qu’au pied des quais crasseux,
rectilignes et fonctionnels. Quais de la marine, quais du
port de commerce. Brest, cité maritime, manque de poésie, de
détente et de baignades naturelles. J’aime Brest avec
ambivalence, parce que j’en suis originaire, parce que
j’aime sa mémoire et qu’elle fut une jolie ville au charme
indéniable et ancien avant sa destruction, parce que j’y
suis rattaché par des souvenirs d’enfance. Mais la ville
nouvelle, bâtie juste après guerre, c’est dommage, manque
cruellement d’esthétisme et de chaleur. Je prolongeai ma
promenade vers le château en traversant le pont de
Recouvrance qui est à Brest ce que la tour Eiffel est à
Paris. Dans ma toute petite enfance, je le traversais tous
les jours de la semaine pour me rendre chez ma nourrice qui
habitait dans le quartier de Recouvrance où ma mère
m’emmenait. Il paraît que tout le monde n’a pas des
souvenirs très précis des années avant deux ou trois ans.
Pour mon compte, j’en ai conservé plein, nets, précis, faits
d’images, de films courts, sonores et parfumés : un midi,
chez elle, à table, dans la cuisine. Il y a des nouilles au
beurre dans mon assiette, la fenêtre est entrouverte et il
pleut dehors. Elle était douce et gentille, un peu forte,
avec de bonnes joues tendres. Je me souviens encore de la
rue, c’était dans la côte, à gauche.
L’imposant château médiéval était anachronique dans cette
ville moderne. Les deux petits canons courts et ventrus,
avec leurs boulets ronds et noirs gardaient l’entrée. Ils
m’impressionnaient lorsque j’étais enfant et que je passais
près d’eux. Je les trouvais bien menaçants ne sachant pas
contre qui ils pouvaient bien être dirigés en ces temps de
paix. Plus loin, le cours Dajot dominait la rade de Brest où
scintillaient une multitude de voiliers. On devinait la
côte, en face, qui s’estompait dans la brume. Je ne
connaissais plus grand monde à Brest, un peu étranger dans
ma propre ville. Pourtant, elle m’était familière, la ville
ne changeait pas. Je m’en retournai, songeant qu’on est de
l’endroit où sont les gens qu’on aime.
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