Carnet d'un homme d'aujourd'hui
- 2021
Je
vais avoir cinquante neuf ans dans un mois. Je suis pour ainsi dire,
déjà en retraite depuis un an, étant donné que je n'ai travaillé qu'un
mois et demi depuis que la pandémie de coronavirus s'est abattue sur le
monde. Cinquante neuf ans, c'est presque soixante ans, et soixante ans,
c'est les trois quarts de ma vie, en tablant sur une espérance de vie
de quatre-vingt ans... De toute façon, si les années au-dessus de
quatre-vingts ans sont des années de maladie et d'importantes pertes
d'autonomie, elles ne comptent pas vraiment en positif par rapport à
l'ensemble d'une vie... J'en suis donc aux trois quarts de ma vie... En
étant philosophe, on peut se dire que c'est déjà pas si mal, d'avoir pu
aller jusqu'à soixante ans. Bien sûr, on approche de la vraie
vieillesse, mais on est toujours vivant et c'est bien mieux, malgré ses
désavantages, que d'être mort à quarante ans ou même avant... Mon père
s'est retrouvé cloué par un AVC dans un lit médicalisé aux alentours de
soixante-dix ans et vraiment, des années dans cet état là ne sont pas
enviables.
Ça n'est pas, à vrai dire, un
journal que je veux écrire, du genre qui raconte les menus faits et
gestes de la journée, mais une espèce de fourre-tout, à mi-chemin entre
les carnets de Montherlant et les Pérégrins d'Olga Tokarczuk. Je
pourrais y mettre des notes, des histoires, des pensées, des
réflexions, en y inscrivant ou non, la date... D'ailleurs, souvent, la
date serait celle du premier jour où je commencerais un ensemble de
réflexions qui pourrait s'étendre sur plusieurs jours... Je crois que
j'apprécierais cette forme d'écrits, sans être restreint par aucune
exigence de forme, seulement préoccupé du style et de l'intérêt de ce
que j'aurais à raconter, à expliquer.
Donc, je me retrouve en
retraite, c'est à dire, à n'avoir à faire que ce que j'ai décidé de
faire, à n'être que mon propre chef. Je ne me sens pas du tout vieux,
absolument pas. J'ai même carrément l'impression d'être le même que
celui que j'étais à vingt-cinq ou trente ans. Seulement, me voilà libre
de mes mouvements, de mes faits et gestes, de mes envies, et non plus
obligé de gagner ma vie dans l'exercice quotidien de mon métier, loin
d'avoir été tous les jours faciles. Je m'occupe facilement et n'ai pas
tellement besoin des autres. Indépendant, j'aime à me diriger moi-même
et ne suis jamais en quête d'une occupation à trouver pour meubler mon
temps car j'ai toujours quelque chose à faire : peindre, écrire,
jouer de la guitare, lire, dessiner, regarder un documentaire... Plein
de choses m'intéressent et je ne me sens nullement un vieux monsieur en
retraite, mais plutôt, un jeune senior, comme on dit maintenant, dégagé
des obligations professionnelles, n'ayant plus à faire de sa vie, que
ce qui lui plaît. La première chose que feraient les hypothétiques
gagnants du loto serait d'arrêter de travailler. Je n'ai pas gagné au
loto mais je fais pareil !
♣
Les actrices pornos font
souvent orner leur corps de quelques tatouages, et parmi ces tatouages,
d'animaux, de motifs, de symboles, il y a des proverbes, des citations,
des aphorismes. Par exemple, « Live yours dreams » pas très
original, mais qui contesterait cela de nos jours ? « Never
let your fear decide your fate », plutôt juste ; ou
tout à fait personnel :« My family is the love of my life, my
grandmother and my little brother ». Très enfantin cette dernière
déclaration publique, gravée sur l'omoplate, surmontée d'un envol
d'oiseaux dans le ciel. Et l'on se demande quel chagrin secret a pu
pousser l'actrice à exprimer sur sa peau, ses sentiments exaltés...
Plus sibyllin : « Everything happens has a reason ». Et
cela, bien sûr, pique ma curiosité : « Quelle est la raison
obscure qui expliquerait que celle-ci ait choisi de se faire baiser par
des inconnus sous l'oeil des caméras ? Quel drame et
d'ailleurs, serait-ce forcément un drame ? Rien ne permet de le
deviner... Étonnant ces messages affichés sur ces corps photographiés,
filmés au kilomètre, dans des scènes pornographiques intenses, pour
être délivrés au monde entier, pour partager une vision de l'existence,
des sentiments intimes, en même temps que leurs prouesses sexuelles,
pour ne pas être réduites, sûrement, qu'à des corps n'exprimant rien
qu'une pornographie crue, une sensualité plastique.
Même les actrices
pornographiques et les putes philosophent... On aurait imaginé que non,
tout à leurs sensations, à leurs activités et performances purement
physiques, absolument pas versées dans les préoccupations de l'âme. Et
pas du tout, en fin de compte. Comme tout un chacun, elles sont
confrontées à l'adversité, aux questions existentielles, aux
interrogations. Elles ont des choses à dire, à transmettre, à exprimer,
et parfois même, à hurler, silencieusement.
Un garage
Une ampoule de phare était à
changer sur ma voiture et j'en avais une de rechange dans un
coffret en plastique, au fond de ma boîte à gants. Après quelques
essais infructueux pour la remplacer moi-même, j'avais fini par
abandonner. En effet, depuis une bonne vingtaine d'années, l'entretien
le plus élémentaire d'une voiture n'était plus à la portée de tout le
monde. Même le moindre changement d'ampoule nécessitait des outils
sophistiqués, le décryptage d'une notice compliquée, un tour de main
acquis durant de longues années de pratique... Je passais devant un
garage du centre-ville et m'arrêtai pour chercher de l'aide. Marcel
Dumont - Tel 08 65 29 – Electricité et Mécanique Automobile – Moteurs
électriques Agricoles – Industriels – Bobinages. Bien sûr, l'aspect de
l'enseigne faite de grosses lettres peintes sur le mur, avait beaucoup
pâli, et le numéro de téléphone, avec ses six chiffres, remontait aux
années soixante... Quant aux bobinages automobiles, j'eus l'intuition
que c'était un art qu'on ne pratiquait plus guère dans les garages
actuels. Mais le rideau de fer de l'établissement étant ouvert, j'ai
pensé que je pourrais certainement trouver un mécano compétent pour ce
travail courant. Je suis entré avec mon véhicule dans le garage où
reposaient quelques très anciennes voitures ainsi qu'une moto de
collection. Tout semblait recouvert d'une couche de patine terne et
poussiéreuse. De voiture récente, il n'y en avait point. Un homme
surgit du fond de l'atelier et vint vers moi pour s’enquérir de ce que
je voulais. Il n'était pas en bleu de travail et donc pas employé à une
tâche mécanique, quelque part, sur un véhicule en panne. A ma demande
d'aide pour mon ampoule à remplacer, il accepta tout de suite, avec
gentillesse, de s'en occuper. Je soulevai le capot pour accéder au bloc
optique. Il tourna autour, observa, l'ampoule neuve que je lui avais
remise, dans sa main, puis essaya de dégager celui-ci en tirant et
poussant de tous côtés. Le doute commença à s'emparer de moi. Je lui
demandai :
- Vous savez comment il faut
faire ?
- Oh, je vais bien trouver...!
rétorqua-t-il. Ce disant, il s'empara d'un tournevis et le glissa sous
le bloc optique pour faire levier...
- Oh lala, je lui dis.
Attendez ! Il y a tout une manœuvre à effectuer pour accéder à
l'ampoule. Je ne sais pas le faire, mais vous, vous savez ? J'ai
l'impression que vous ne réparez pas beaucoup de voitures ici, en ce
moment...
- Ben, c'est à dire... Le
garage était à mon père, vous savez... Marcel Dumond ? Il est mort
dans les années soixante-dix. Depuis... c'est moi qui le gère... J'ai
touché à rien...
Et ça crevait les yeux qu'il
n'avait touché à rien. Tout le lieu semblait pétrifié dans une autre
époque.
- Oui... je répondis, tout en
lui tendant la main pour qu'il me rende mon ampoule.
A travers une vitre
panoramique, j'aperçus le bureau avec sa grande table en bois, le vieux
cahier sur la table, les crayons de bois dans un pot, les feuilles à
en-tête d'un autre temps, les classeurs gris métalliques contre le mur.
On était dans un décor de film reconstituant les années cinquante, mais
comme embaumé par les années qui avaient défilé ici, sans rien toucher.
On était dans un décor de cinéma, mais pour lui, le fils de l'ancien
garagiste de renom, c'était sa vie réelle. Ça sautait aux yeux qu'il
n'y faisait rien de toutes ses journées à part ouvrir le rideau
métallique le matin et le refermer le soir. Tout était figé dans un
ancien passé dans lequel il évoluait en l'effleurant à peine. Ce pauvre
homme me fit de la peine, comme on pourrait en ressentir face à un
explorateur malchanceux se retrouvant prisonnier d'un voyage dans le
temps qui aurait mal tourné, et dont il ne pourrait s'échapper.
Le temps qui passe, la mort,
ne peuvent toujours être écartés. La vie est un éternel mouvement dont
la mort fait partie, qui arrive parfois trop tôt pour que nous
puissions l'accepter sans déchirement insurmontable.
En tout cas, Monsieur, je vous
remercie d'avoir essayé. Je vais voir ça avec mon garagiste lorsqu'il
sera rentré de vacances. De toute façon, en ce moment, la nuit tombe
tard et cela pourra attendre la semaine prochaine...
Je lui serrai la main et
l'abandonnai à son sort, légèrement inquiet, tout de même, de savoir si
je pourrais m'arracher à ce trou apparu dans l'espace-temps...
♣
Je me retrouve, à pas encore
soixante ans, à la retraite. Seulement, je n'ai absolument pas
l'impression d'être âgé... Je suis en bonne santé, pas du tout en
surpoids, absolument pas dépressif, et donc, j'ai l'impression d'avoir
quarante ans... Je ne les ai pas, mais j'en ai l'impression ; et
c'est donc un peu, quand même, comme si je les avais. Une période de
liberté s'ouvre devant moi, sans obligations professionnelles, sans
réveil, sans vacances qui prennent fin. Ne me reste plus qu'à m'occuper
de moi, à faire ce que je veux, à décider de la façon dont je veux
gérer mon emploi du temps, à choisir ce qui me ferait envie et à le
faire.
Je me retrouve, un peu comme à
vingt ans, avec, devant moi, une plage de potentialités et de liberté.
J'aurais aimé, à vingt ans, avoir la possibilité de vivre de ma qualité
d'écrivain, sans pression professionnelle exigeante, en artiste pas
vraiment bohème, puisque ce n'est pas trop mon style de vie, mais en
artiste qui n'a pas à pointer... Hélas, je n'avais sûrement pas le
talent, ni l'inspiration foisonnante d'un écrivain professionnel, ni la
chance d'être du milieu. Je suis et reste un écrivain du dimanche, ce
qui n'est déjà pas si mal...
J'étais tombé par hasard, il y
avait longtemps, sur le titre aguicheur d'un livre, dans le rayon
librairie d'une grande surface : comment prendre sa retraite à
quarante ans ! L'auteur se proposait donc de vendre sa méthode
personnelle et fiable, promettait-il, pour arrêter de travailler à
quarante ans ! C'était une promesse d'un rêve merveilleux pour
beaucoup... Quarante ans ! On est encore tout jeune aujourd'hui.
La vie ne fait que commencer et tout est encore à vivre ! Et quoi
de mieux que de pouvoir, justement, n'avoir à cet âge là, plus qu'à
profiter de la vie, en envoyant par dessus bord les soucis de devoir
gagner sa vie ? Je n'avais même pas feuilleté le bouquin à la
couverture accrocheuse, sûr de ne trouver, justement, que des solutions
incertaines, pas forcément toutes farfelues, mais peu réalistes...
Et me voilà donc, comme je le
disais plus haut, dans cet état de fait et d'esprit. Je n'ai plus
quarante ans mais je ne vois pas vraiment, pour le moment, la
différence. Que vais-je faire de cet espace de liberté ? Tout me
paraît possible, toutes les potentialités me sont ouvertes et c'est un
sentiment de légèreté que l'on ressent, de ne plus être soumis qu'à
notre bon vouloir...
J'ai un petit pécule, pour
parler à la mode ancienne, un petit pécule constitué tout au long de ma
vie, fait des dépenses que je n'ai pas faites, ainsi que d'une petite
somme héritée de mes parents. Je suis aussi propriétaire de mon
appartement situé en centre ville et donc, la page blanche des
possibles s'ouvre devant moi. Que faire ? J'aurais bien aimé une
petite maison avec un jardin. Pas besoin d'un parc immense, mais de
quoi s'installer, à l'ombre d'un arbre pour lire un livre, poser une
table pour écrire ou peindre dehors. Un petit jardin d'où l'on pourrait
regarder le ciel et les étoiles, la nuit, écouter les froissements que
font les animaux nocturnes dans les feuilles. Mais je ne dispose pas,
pour l'instant, de la somme nécessaire pour acheter un deuxième bien
immobilier. Il me faudrait d'abord vendre mon appartement de façon à
pouvoir investir ailleurs. Mais la procédure judiciaire qui dure depuis
plus de six ans avec le bar à chicha qui s'est installé dans le local
commercial situé au pied de l'immeuble, m'en empêche... Et tant que ses
nuisances perdurent, le prix de l'appartement en est très fortement
impacté...
♣
Père de deux grands enfants,
je suis depuis longtemps, dégagé des affres de la reproduction, même si
je n'ai jamais perçu la pression que pourrait susciter la survie de
l'espèce, du moins consciemment. Donc, j'ai transmis la vie et je ne le
regrette absolument pas, au contraire, mes enfants étant une source de
grande joie de les savoir exister. Ils sont là et leur existence
particulière et unique, à elle seule, me rend heureux, sans qu'il y ait
là dedans aucune conscience d'un dessein supérieur à ma petite vie
personnelle. Mais il semble que les motivations de grandes parts de
nous-mêmes nous échappent...
♣
Ma mère perd la mémoire. Ça
n'est pas vraiment nouveau, mais depuis un an, c'est très net, et
l'étendue des dommages est importante, comme des pans entiers de
falaise qui s'effondreraient dans la mer. J'ai tout à fait conscience
en une année, de la progression rapide du phénomène, chose qui ne me
sautait pas aux yeux auparavant. Toute une partie du passé ancien lui
échappe totalement. Les noms de personnes de la famille ne lui évoquent
plus rien, ni même leurs photos. Des gens que nous avons fréquentés
longtemps, que nous ne voyions plus depuis longtemps, c'est vrai, mais
qui n'étaient pas que de simples passants, n'ont jamais existé pour
elle. Elle ne les connaît pas. Le champs de son moi rétrécit, car nous
sommes aussi notre passé et donc notre mémoire. Les personnes les plus
importantes de sa vie existent toujours, mais j'ai bien peur que le
processus continue, que les trous dans sa mémoire s'étendent de tous
côtés, comme le fait une tache de vin sur un tissu.
Nous sommes des êtres
biologiques, soumis à la brièveté de la vie biologique et à sa
fragilité, à son usure, au vieillissement. Peut-être qu'ailleurs, dans
le cosmos, il n'en est pas ainsi, mais pour nous, ici, sur Terre, nous
sommes tous soumis à notre condition de créature biologique. Et
personne n'a et ne pourra rien y faire. Nous sommes obligés de faire
avec la vie telle qu'elle est et de faire avec... Lorsque l'on
vieillit, on perd, on ne cesse de perdre, jusqu'à ce qu'on ne soit plus
du tout. Je ne peux croire à autre chose que cela. Durant des millions
d'années et même des milliards, l'univers s'est passé de moi et ça ne
lui posera aucun problème de continuer à s'en passer après mon passage.
Avec le recul de l'âge, j'ai
de plus en plus conscience de faire partie d'une grande marée humaine,
d'être pris dans un flot qui nous entraîne tous et où rien n'est
immobile, surtout pas nous, les êtres vivants, qui sommes pris dans
cette vie qui, ne pouvant être permanente, n'a rien trouvé de mieux
pour se perpétuer, que de se transmettre, comme se transmet un témoin
dans une course de relais. La vie ne pouvant durer éternellement dans
un individu, se transmet, comme le feu se propage d'une branche à une
autre.
♣
Notre nature biologique nous
traverse de part en part, et nous maintient sous son empire, soumis à
nos pulsions sexuelles qui s'imposent à nous et dont le but est la
perpétuation de l'espèce.
♣
Sur le film en 8mm de mon
père, je dois avoir quatre ou cinq ans. En sortant de la résidence où
nous habitions, la rue était longée de petites maisons individuelles
avec jardin. En passant là régulièrement avec ma mère, je m'étais lié
d'amitié avec un petit chien qui me faisait à chaque fois des joies
lorsque je me m'arrêtais lui dire bonjour. Je posais la paume de ma
main sur le grillage du portillon qui nous séparait et il me la léchait
en signe d'amitié. Je l'aimais bien et l'avais pratiquement adopté dans
mon cœur car, lorsque je le voyais, ses maîtres n'étaient jamais
présent, partis travailler ou bien occupés à l'intérieur du pavillon.
Il me reconnaissait tout de suite lorsque j'arrivais et il trottait
vite jusqu'au petit portail grillagé pour m'accueillir. Je l'appelais
« le petit chien » car je ne connaissais pas son nom, mais
pour moi, c'était le mien, qui m'attendait chaque matin...
Puis nous déménageâmes, à
l'autre bout de la France, pendant deux ans.
Quelle ne fut pas mas surprise
lorsque je revins le voir à mon retour. Je me faisais une joie de le
retrouver, mon meilleur copain ! Mais le gentil petit chien qui
galopa en direction du grillage me montra les dents et aboya
furieusement en me fixant d'un air mauvais. Où était passé mon petit
chien chéri ? Quel était ce monstre qui avait revêtu ses traits
mais n'avait absolument plus rien à voir avec l'adorable animal qui
m'attendait avec bonheur ? Evidemment, je ne me hasardai pas à
glisser ma main vers le grillage. Je les mis plutôt dans mon dos,
désappointé, déçu, étonné, malheureux... Mon « petit chien »
avait été remplacé par un imposteur qui lui ressemblait comme deux
gouttes d'eau et qui avait pris sa place... En réalité, il n'avait pas
été remplacé, il m'avait seulement oublié, il avait perdu la mémoire.
♣
En effectuant une recherche
sur Internet, comme j'avais déjà pu le faire à d'autres reprises, avec
l'identité d'un copain d'adolescence rencontré en vacances et que je
n'avais plus revu depuis des lustres, cette fois-ci, Google m'a renvoyé
une réponse, réponse toute laconique : G. Di San..., né le ... mars
1960 à Toulouse, décédé le ... juillet 1995 à Toulouse. Pas de doute,
c'est bien de lui dont il est question. Originaire de Toulouse, plus
âgé que moi de deux ans, nom et prénoms identiques, c'est lui sans
aucun doute possible ! Gérard. Je l'aimais bien et recherchais
régulièrement depuis longtemps, des traces de lui sur Internet, dans
l'espoir de lui faire signe. Mais jamais rien, ni par Google, ni par
Facebook. Certains sont prudents et vigilants pour ne pas laisser
traîner d'informations les concernant sur Internet et je me disais que
c'était peut-être son cas. Je l'imaginais, ayant peut-être émigré en
Amérique du sud car y ayant déjà voyagé par le passé, prof de
littérature française ou dans une administration quelconque, avec femme
et enfants, dans un pays différent du notre, avec plus d'espace, de
potentialités, un air plus vivifiant. Je l'imaginais bien, avec son
esprit libre, faire table rase du passé, des conformismes de nos
contrées, pour s'inventer une vie dans un pays nouveau. Gérard... Je me
l'imaginais avoir forcément réussi sa vie sentimentale mieux que moi,
sa vie tout court d'ailleurs, volant de succès en succès car moins
timoré que moi, plus intrépide, plus entreprenant. En réalité, je ne le
connaissais que peu et je n'ai jamais connu l'adulte qu'il était
devenu. Je me l'imaginais ne s'encombrant pas des carcans de nos codes
étriqués, capable de ne pas brider ses rêves, de ne pas trahir
l'adolescent qu'il avait été. Gérard, pour moi, allait faire sauter les
verrous de sa vie et s'inventer une destinée à sa mesure, une vie de
poète fugueur à la Arthur Rimbaud, de qui n'hésite pas à voir plus
grand. Un été, il était venu me retrouver pour le week-end, se rendant
à la petite station balnéaire du midi où je passais l'été avec mes
parents. Il était venu en train, de Toulouse, les mains dans les
poches, sans la moindre affaire, sans pratiquement d'argent et sans
aucune idée de l'endroit où il pourrait bien dormir à part la plage. Ma
mère qui l'appréciait beaucoup, l'avait tout de suite invité à partager
nos repas et lui avait même installé un matelas dans la cuisine, pour
la nuit. Fin lettré, la dernière fois que je le vis, il était prof de
français, quelque part en région parisienne, mais il ne faisait aucun
doute pour moi, qu'il ne s'éterniserait pas en banlieue. Pas à la
hauteur du personnage. Je me suis toujours demandé ce qu'il était
devenu, quelle vie s'était-il inventé, construite. A présent, je sais
qu'il est mort à 35 ans. Je ne sais pas de quoi, l'acte de décès qui
figure sur internet ne le précise pas. On n'a encore rien fait à 35
ans. De quoi pouvait-on mourir à 35 ans en 1995, en France ?
Accident de voiture, maladie, overdose, suicide, sida ? Je ne sais
que choisir. Je ne sais ce qui lui correspondait le plus, si tant est
qu'une mort particulière puisse nous correspondre davantage qu'une
autre. Ça me fait beaucoup de peine, ça me touche beaucoup, même si
nous ne nous étions pas revus depuis une bonne trentaine d'années. Je
me l'imaginais, maintenant installé quelque part, heureux, dans une
grande ville d'Amérique latine ou dans un village sur la côte, comme
une sorte de modèle que j'aurais pu être si j'avais eu plus
d'envergure, plus d'aplomb, plus de cran. Et cela me suffisait. Me
l'imaginer quelque part, rayonnant. Et brutalement, je me rends compte
qu'il est mort depuis 26 ans déjà, tout jeune et que les rêves que je
faisais pour lui n'ont jamais existé. Je me disais que j'aurais pu le
recontacter, que nous aurions pu renouer peut-être, nous raconter nos
vies en tout cas, voir ce que nous étions devenus. Mais non, sa vie à
lui, s'est arrêtée il y a si longtemps déjà. Il y a peu, j'avais
retrouvé une photo de lui que j'avais prise en noir et blanc. C'était
cette fameuse année où ma mère l'avait recueilli chez nous quelques
temps. Je voulais montrer Annie à ma mère, une cousine éloignée à moi,
qui était venue passer les vacances avec nous aussi cette année là et
dont, une fois de plus, elle ne parvenait plus à se souvenir. Je me
disais qu'une photo lui remettrait sûrement la mémoire en place. En
cherchant une photo d'elle, j'avais retrouvé aussi celle de Gérard et
lui avais montré en même temps. Hélas, même les photos ne lui disaient
plus rien, ni de l'un, ni de l'autre. Pourtant, elle adorait Gérard qui
était ce littéraire si fin, si vif, si original. C'est un portrait pris
à la plage, en plein soleil. Il a une petite moustache. Il plisse un
peu les yeux. Il doit avoir dix-huit ans. C'est tout à fait lui et la
photo ne le trahit pas. On pourrait se dire « Que lui
importe ! » après tout. Apprendre à si grande distance dans
le temps, la mort d'un ami depuis longtemps perdu de vue, ne devrait
pas le perturber beaucoup. Et pourtant, je suis attristé. Gérard, dont
la trajectoire s'est brisée en plein envol. 35 ans. A présent, je suis
certain de ne plus jamais avoir de nouvelles de lui. Où est-il
maintenant ? Avant je ne savais pas non plus où il était, mais je
croyais qu'il était quelque part, n'importe où sur la terre et cela me
suffisait pour combler l'absence. A présent, il n'existe plus, nulle
part. Etrange impression, inconcevable réalité. La mort d'un être cher
nous est impossible à appréhender.
Lorsque j'apprendrai ce décès
à ma mère, cela ne lui fera absolument rien puisqu'elle n'a plus aucun
souvenir de lui. Des morceaux d'elle sont morts car nous sommes aussi
notre mémoire, en tout cas la mémoire de ce que nous estimions
important.
♣
Il faudra que je prenne le
temps de parler de mon père. Que je prenne le temps et aussi que je
prenne sur moi pour outrepasser mes réticences qui sont le fait de la
peine que je ressens pour lui lorsque j'y pense. Mon père n'est plus
depuis huit ans déjà, ma mère est âgée de quatre-vingt deux ans et en
mauvaise santé. Elle souffre depuis cinq ans à peu près, d'ostéoporose
qui lui cause des tassements de vertèbres, des fractures récurrentes et
la font souffrir énormément. Elle est dépressive continuellement,
malgré ses antidépresseurs qui ne parviennent pas à lui redonner le
goût à la vie. On est un peu nos parents bien sûr. Ils sont notre
enfance, l'univers qui nous a construit et je me dis qu'il est loin le
temps où mes parents étaient jeunes et où j'étais adolescent dans cette
petite famille un peu étriquée de banlieue parisienne. Mais aux quatre
coins du monde, la majorité des gens vit sûrement une vie étriquée
quand on y réfléchit. Des flashs me reviennent comme des rushs de film,
la salle de bain qui s'était libérée, résonnant de la chanson Lady Lay
crachée par le transistor diffusant sur RTL, le « stop ou
encore » du dimanche. Une photo de mes parents sortant de
l'immeuble que j'avais prise à seize ans avec mon appareil photo et que
j'allais développer en noir et blanc avec l'agrandisseur que mon père
m'avait offert, racheté à un collègue qui le lui avait vendu.
♣
Ma mère ayant déménagé, je me
disais que je n'aurai plus l'occasion de passer à P., n'y connaissant
plus personne. Je revois, bien sûr, très nettement les lieux, y ayant
vécu si longtemps, la rue, les entrées d'immeuble, la cage d'escalier.
Si je passais devant l'immeuble, je ne pourrais m'empêcher de regarder
là-haut, en direction des fenêtres. Ici, vit à présent d'autres
personnes. Et pourtant, ils regardent exactement, lorsqu'ils vont sur
le balcon, le même panorama que nous voyions lorsque mes parents y
vivaient. Comme un trou dans l'espace-temps, comme un télescopage de
deux univers qui n'auraient pas dû se rencontrer. Si je montais, si
j'entrais et me rendais sur le balcon, je retrouverais ce panorama qui
n'est plus le mien, le notre, et par là même, je réintégrerais mon
univers, celui qui n'aurait jamais dû se cogner à l'autre où vivait la
nouvelle famille et duquel s'était détaché un morceau et dans lequel
j'évoluais à présent. Seulement, je ne peux pas monter là haut, et même
si je le faisais, des inconnus avaient pris notre place, pris
possession des lieux et ne me laisseraient pas faire. Admettons même
que, par extrême gentillesse, ils acceptent de me laisser regarder à
nouveau la vue du balcon, tout, à l'intérieur de l'appartement aurait
changé. Ils avaient fait des travaux, apporté leurs meubles. Non,
décidément, ce bout d'univers détaché, n'était pas près de réintégrer
sa place...
♣
Le dancing
C'est étrange ces cours de
danse où se produit un rapprochement physique entre deux personnes qui
ne savent absolument rien l'une de l'autre. Cela n'arrive jamais nulle
part ailleurs dans la vie de tous les jours. J'ai, dès le premier jour,
remarqué cette grande femme à l'air sympathique et sûre d'elle. Je
danse avec elle entre autres, depuis plusieurs semaines, au rythme de
la noria des femmes se succédant auprès des danseurs, avec pour
objectif que chaque femme danse avec chaque homme et inversement, et je
constate qu'elle me plaît de plus en plus. Ces courts moments où je me
retrouve avec elle sont vraiment très brefs, quelques minutes tout au
plus, mais ils me ravissent. Elle me plaît beaucoup et je suis
impatiemment son parcours cyclique qui la mène de cavalier en cavalier,
jusqu'à moi, avant qu'elle ne reparte, trop tôt, vers d'autres, dans ce
manège éperdu. Peut-être est-elle indifférente à moi comme je le suis
des autres femmes qui se succèdent face à moi. Je n'en ai pas
l'impression mais il n'est pas évident de deviner les sentiments des
autres. Je ne la connais pas plus que les autres femmes et n'ai échangé
avec elle que quelques banalités, mais je lui tiens les mains, la serre
près de moi, par moments, dans une étreinte fugace que la danse exige
et je pose, parfois, au gré des passes enseignées par le professeur, ma
main sur son épaule ou sa hanche. Lors du dernier cours, il fallait
placer sa main sur la hanche de sa cavalière et tandis que j'écoutais
les explications, je sentais très nettement, sous mes doigts, durant
une vingtaine de secondes, à travers la fine épaisseur de sa robe,
l'élastique de sa culotte qui la ceinturait. J'ai trouvé cette
situation assez érotique. Cet élastique, situé à un demi millimètre
sous ma peau, alors que je devais faire comme si de rien était,
j'aurais aimé y insérer mes doigts par en dessous, pour enfoncer ma
main plus avant dans sa lingerie et caresser son entrecuisse. Tenir ce
grand et beau brin de fille si proche de moi, sentir les courbes fermes
de son corps sous ma main, alors que je ne la connaissais absolument
pas, était propice au fantasme. Peut-être qu'en discutant un peu avec
elle, assez vite, je me rendrais compte que nous n'avons pas grand
chose en commun et que nous ne nous entendrions pas longtemps. Car je
n'ai appris son prénom que très récemment, et encore par hasard,
lorsque le prof de danse s'est adressé à elle : Solveig. Je ne
connais personne qui ait porté ce prénom. Je le trouve très beau et lui
allant parfaitement. C'est
étonnant ces prénoms qui semblent s'ajuster parfaitement à une
personne, les définir presque, comme concentrant en une ou deux
syllabes, l'ensemble de leur être. Je la regarde, cette belle
inconnue qui vient au
cours accompagnée de son mari, je la désire, et je ne peux m'empêcher
d'espérer qu'il se passe quelque chose entre nous, malgré qu'elle soit
déjà en couple. Ils doivent avoir construit un foyer, posséder une
maison, peut-être même avoir des enfants. Mais je me dis
qu'aujourd'hui, il n'est plus rare qu'on envoie valser tout ça
par-dessus bord en un rien de temps. Et d'ailleurs, nulle nécessité
pour elle de renoncer à ce qu'elle a construit, de rayer toute une
partie de sa vie, une aventure délimitée dans le temps pourrait lui
suffire...
Je me demande ce qui me plaît
en elle, car elle me plaît, ça, c'est indubitable. J'ai l'impression de
deviner son âme, mais je sais bien que c'est très probablement une
illusion. Que reste-t-il d'elle pour me plaire puisque je ne connais
rien d'elle intellectuellement ou sur le plan de la personnalité ?
Son élégance naturelle faite d'une simplicité sûre d'elle-même, je
crois. Ce calme qu'elle dégage, son air décidé qui en impose avec
délicatesse. Sa taille aussi. J'aime cette grande femme un peu plus
grande que moi. Je rêve de
me lancer à l'assaut de cette statue, de me glisser entre les longues
jambes de marbre de cette élégante amazone pour l'approcher au plus
près.
♣
J'écoutais hier, un psychiatre
qui passait sur une chaîne d'infos continue, s'exprimer à propos de
l'adolescente qui avait fait croire à un enlèvement par deux hommes qui
l'auraient violée. Elle avait fini par avouer que tout était totale
invention et pur mensonge. Le psychiatre expliquait que les petits
enfants étaient capables de mentir effrontément, même pris la main dans
le sac, mais que, en grandissant, ils comprenaient que ce comportement
n'était plus tenable et finissaient par l'abandonner. Ce comportement
était expliqué par la capacité de la personnalité enfantine à être
clivée, c'est à dire, à abriter en elle, deux parties qui s'ignorent
l'une l'autre. L'une ment pour protéger l'auteur des répercussions de
ses fautes, tandis que l'autre regarde ailleurs sans prendre part au
mensonge.
♣
Quand j'avais dix-sept,
dix-huit ans, je me suis mal comporté un jour et j'en ai honte encore.
Je voudrais pouvoir annuler cette petite tranche de vie et c'est
impossible bien sûr. Quand j'y repense parfois, j'ai honte toujours, et
cette honte m'est douloureuse.
Certains n'ont absolument pas
honte de leurs mauvaises actions. On dirait même qu'ils en sont fiers.
Et je me dis qu'on peut les plaindre de ne pas avoir honte d'eux-même.
Qui peut se targuer d'avoir toujours bien agi dans sa vie ?
Personne. Mais au moins, au bout d'un moment, quand même, la majorité
des gens réalise qu'ils n'ont vraiment pas à être fiers de leur
attitude méprisante, de leurs mauvaises actions et les regrettent
sincèrement et amèrement.
Est-ce que je souhaiterais,
même un court moment, redevenir le garçon méprisant et dénigreur qui se
moquait d'un de ses camarades de lycée auprès de sa propre sœur ?
Evidemment non. J'avais bu, bien sûr, au cours de cette soirée
étudiante où l'alcool coulait à flot, mais quand même, cela n'amoindrit
pas ma responsabilité. Je devais sûrement danser un slow avec elle et,
pour me rendre intéressant, j'avais cru bon de débiner son frère qui
était un gars gentil mais peut-être pas toujours assez affirmé. Elle
m'avait alors repoussé violemment et elle avait bien eu raison. Moi qui
voulait lui plaire, j'avais réussi à me faire détester. J'ai
heureusement rapidement regretté ces mots idiots et dédaigneux, mais je
n'ai, hélas, jamais vraiment eu l'occasion de m'en excuser. Redevenir
ne serait-ce que quelques minutes ce garçon arrogant que je fus, me
ferait absolument horreur, alors être au long cours, sans doute toute
une vie, dans cet état d'esprit, qui le souhaiterait ?
♣
J'attendais mon tour chez le
primeur, au marché, venant m'ajouter aux clients qui patientaient
autour de l'étal. A ma droite, un couple était servi par le marchand
qui remplissait et pesait les sacs de fruits et légumes commandés.
Quand il en eut fini avec eux, il s'adressa à moi pour me servir. Je
commençais à demander une livre d'haricots verts lorsque que la petite
dame située juste à ma droite, protesta faiblement :
« Mais c'est mon tour ! ». Confus, je m'excusai, lui
expliquant que je croyais qu'elle était avec le monsieur qui venait
d'être servi. Elle me répondit, sur un ton de détresse amère et
fragile, « Hélas non ! Je suis toute seule depuis longtemps.
J'aurais bien aimé être accompagnée... »
♣
Nous sommes enfermés dans
notre structure animale terrestre au sens d'être prisonnier de la
planète terre, comme le sont les personnages animés des jeux
informatiques dans leur écran. Nous n'avons pas beaucoup plus de
liberté qu'un sprite de jeu vidéo coincé dans ses décors, son
labyrinthe, les limites tracés par son créateur. Pas beaucoup plus de
liberté physique que de liberté mentale.
♣
Les charmes
de la vie provinciale en France en 2021
La
noria des voitures se succédant au pied de mon immeuble, ne cesse
quasiment jamais. Elles viennent se garer dans la rue, juste
au-dessous de chez moi, et stationnent, moteur allumé, sur la longue
place de livraison dédiée au camion de transport de fonds de la
banque, le temps que tous les fumeurs du département se rendent au
bar-tabac du coin de la rue qui reste ouvert sept jours sur sept, de
huit heures du matin à onze heures du soir. Le bourdonnement des
moteurs au ralenti s'accompagne de vibrations qui se transmettent à
tout l'immeuble et donc aussi à votre corps, parcouru alors d'une
onde basse fréquence qui dure tant que la voiture n'est pas
repartie. Car souvent, tandis que l'homme se rend au tabac, il laisse
sa femme à la place du passager, garder la voiture sans couper le
moteur. Lorsque l'achat de clopes est effectué, la ou les voitures
stationnées repartent, laissant la place aux voitures suivantes qui
viennent aussitôt combler les places vacantes. La conjonction de
cette grande place de livraison où personne ne se gare plus de cinq
minutes, et de ce bar-tabac miteux qui ne ferme jamais, cause ces
nuisances infernales dont on n'imagine pas la fin, si ce n'est par la
mort de son propriétaire. Hélas, les premières vagues du covid ne
l'ont pas emporté. Pas encore trop vieux, il n'est pas près
d'atteindre l'âge de la retraite ou d'être terrassé par une crise
cardiaque que son tabagisme ne saurait lui épargner jusqu'à la
grande vieillesse. J'en ai donc encore pour longtemps à subir la
faune et ses désagréments qu'il attire jusque tard le soir.
C'est
bien regrettable de ne pouvoir entrevoir la solution à un problème
que par la seule mort d'une personne ou par des procédés extrêmes,
mais l'on voit bien que, en l'absence de volonté politique de
s'atteler à résoudre les différents problèmes rencontrés par les
citoyens du pays, l'on finisse par ne plus envisager que des mesures
brutales et radicales. Comme par exemple, pratiquer, depuis sa
fenêtre, le tir aux pigeons sur les conducteurs de scooters et motos
de cross qui se suivent à la queue leu leu, en faisant pétarader au
maximum leur moteur auxquels ils ont bien pris soin de retirer le
silencieux quand ils n'ont tout simplement pas trafiqué leur pot
d'échappement dans le but de produire le bruit le plus strident
possible. Le phénomène est à tel point répandu que l'on peut se
demander si rouler en faisant le plus de potin possible n'est pas une
obligation municipale sanctionnée d'une amende si, par négligence,
l'on osait circuler sans pourrir la vie des riverains. Ces scooters
et motos de cross déchirent autant les tympans qu'une mitrailleuse
en plein combat, installée derrière la fenêtre. Et cela malgré le
double vitrage sonore ! C'est simple, les motos de cross
surgiraient au beau milieu de mon salon pour faire le tour de la
table de la salle-à-manger que ça ne produirait pas plus de
décibels.
Bien
sûr, tout ceci n'est rien en comparaison du bar à chicha qui
s'était installé au rez-de-chaussée, seulement quelques temps
après mon arrivée et qui, toutes les nuits de l'année, de dix-huit
heures jusqu'à deux heures du matin, pollue l'air extérieur d'un
smog de particules fines rejeté par sa fumerie quasi industrielle,
m'obligeant à vivre toutes les nuits VMC coupée, fenêtres fermées
et scotchées si je ne veux pas mourir prématurément d'un cancer du
poumon, tel un épouvantable fumeur invétéré. Sans parler des
clients qui entrent, sortent, s'éternisent, le verbe haut et le rire
énorme.
Dans
un premier temps, j'avais remué ciel et terre pour que la loi Evin
interdisant de fumer dans les lieux publics soit respectée. J'avais
appelé les flics qui avaient fait ce qu'ils pouvaient, enfin, les
flics de base, les sous-fifres car, après avoir effectué un
contrôle inopiné et constaté nombre d'infractions, me dirent-ils,
ceux-ci s'étaient vus mis sur la touche par leur hiérarchie qui ne
voyait pas du tout d'un bon oeil le zèle de ses subalternes. En effet, je
reçus bientôt un courrier du commissaire de police en personne,
m'expliquant avec force numéros d'articles du code civil que ce
brave patron de « salon de thé » (faux salon de thé
mais vrai bar à chicha. On écrit salon de thé sur la vitrine
opacifiée mais tous les initiés savent bien qu'il s'agit d'un bar à
chicha) avait le droit de laisser ses clients fumer dans son local
puisqu'il avait équipé son établissement d'extracteurs d'air
conformes et installés dans les règles de l'art par un
professionnel. Déclarations rigoureusement fausses parce qu'il lui
aurait fallu avoir réalisé dans son établissement, un fumoir
dédié, clos, hermétique, ne dépassant pas vingt-cinq pour cent de
la surface totale du local, raccordé de façon indépendante à une
extraction séparée (c'est ce qui est écrit dans la loi)... Ce qui
n'était pas le cas puisque l'ensemble de l'établissement dans
lequel j'avais déjà pénétré, n'était qu'un vaste fumoir où
tout le monde, fumeurs comme non fumeurs, était mélangé.
D'ailleurs, qui viendrait dans un bar à chicha pour ne pas y fumer
ou attendre son tour pour entrer dans le fumoir ? Ce serait
comme de se rendre dans un bar traditionnel pour ne pas y boire !
Je commençai donc à sérieusement m'interroger sur la volonté des
représentants de la loi à la faire respecter. Pourquoi cette
volonté de ce haut responsable de l'autorité, à défendre ce
délinquant au mépris de la réglementation bafouée ? Je
m'adressai alors au Maire de la ville qui, par son absence de
réponse, même après plusieurs courriers, me convainquit qu'il
avait dû en faire de grosses boules de papier, direction la
corbeille. Ensuite, lettre au préfet restée elle aussi, sans
réponse. Puis ce fut au procureur de la république de se retrouver
gratifié d'un avis pour lui dénoncer la situation, au cas où,
extraordinairement, il n'en aurait pas eu connaissance. Toujours pas
de réponse. Je compris alors que j'étais totalement abandonné des
pouvoirs publiques qui avaient tous pris le parti de cette canaille.
Cela devait même, étant donné la prolifération des bars à chicha
en France, forcément venir du plus haut sommet de l'état, quels que
soient les gouvernements : ne jamais sanctionner un bar à
chicha pour son absence de conformité à la loi Evin.
Pourquoi ?
Aucun personnage représentant des pouvoirs publics ne me fit
l’aumône d'une réponse...
J'avais,
dès le début donc, si je ne voulais pas subir la situation sans
rien faire, été obligé d'intenter un procès à ce pollueur sans
vergogne qui se foutait éperdument de ses voisins, mais je fus
confronté, cette fois-ci, comme chacun sait, à la lenteur
légendaire de la justice française. Sept ans après, nous y sommes
encore, je n'ai pas avancé d'un pas, le propriétaire du bar à
chicha lui, n'a pas reculé d'un seul.
Par
le passé, c'est ahurissant quand on y pense parce qu'on ne s'en
méfierait jamais, mais c'est aussi, bien réel, l'horodateur planté
sur le trottoir, en bas de chez moi, s'est mis à dérailler. Son
mécanisme d'impression de tickets se déclenchait tout seul toutes
les quarante cinq secondes exactement. Aucun rectangle de papier ne
sortait jamais de la machine qui était vide depuis longtemps, mais
cette impression intempestive de tickets inexistants, s'accompagnait
d'un grincement sinistre évoquant la plainte d'un corbeau blessé,
réfugié dans un coin, et s'entendant très distinctement malgré
les fenêtres fermées. Ce sinistre râle électrique, émis à
intervalles réguliers, sans aucun espoir de trépas, était la
version sonore du supplice de la goutte chinoise. Qu'aurais-je pu
faire si ce n'était détruire cette machine infernale par des coups
de masse ou par le feu ? Dans un monde normal, on se dit qu'il
eût suffi de signaler ce désagrément fâcheux à la mairie pour
qu'elle fasse le nécessaire en contactant la société chargée de
l'entretien de ces machines diaboliques. Mais non, nous n'étions pas
dans un monde normal et il était évident, après mes appels
au-secours concernant le bar à chicha restés sans réponse, qu'il
était absolument inutile de s'adresser à la mairie en espérant
qu'elle prenne en considération la moindre plainte de ce genre. Elle
dirait qu'elle s'en occuperait, bien sûr, dans le meilleur des cas,
mais il était certain qu'aucun administratif municipal ne lèverait
jamais le petit doigt sitôt le téléphone raccroché. Donc,
surtout, ne pas appeler la mairie, ce qui m'aurait fait à tous coups
repérer, s'il me prenait l'idée, par exaspération, de passer à
l'acte de sabotage.
Au
bout de six mois à un an environ, des techniciens de la société
chargée de la maintenance de ces machines finirent par s'apercevoir
du problème et par le régler. La raison n'étant pas les nuisances
sonores de la machine s'entend, mais le fait que la dite machine ne
distribuait plus de tickets contre espèces trébuchantes.
Mais
ce n'est pas tout. Par un coup du sort imprévisible, des migrants
africains furent gracieusement invités à venir loger dans
l'immeuble mitoyen du mien, exactement au même étage que mon
appartement, de l'autre côté de la cloison. Je ne sais pas
pourquoi, mais cet endroit fut le point de ralliement d'une grande
partie des autres migrants dispersés dans la ville. Peut-être parce
que l'appartement était l'un des plus grands parmi ceux dans
lesquels on les avait rassemblés, peut-être parce que le plus
charismatique des migrants, le chef de chœur sans doute, était logé
là, et qu'il était particulièrement accueillant. En effet, une
bonne dizaine d'entre eux se donnait rendez-vous dans l'après-midi
et, au fracas des tam-tams, braillait durant des heures, des chants
africains traditionnels dans des clameurs tonitruantes. Ils étaient
infatigables et les badauds qui passaient sur le trottoir étaient
éberlués de ce tintamarre ! Ils levaient tous la tête en direction
des fenêtres d'où provenait ce raffut, certains s'arrêtaient même,
n'en croyant pas leurs oreilles, doutant presque d'elles. Très vite
aussi, des bamboulas furent organisées la nuit, où tous se
retrouvaient dans une ambiance extraordinairement festive qui se
déversait jusque dans la rue par les portes et les fenêtres. Les
fêtards ne se souciaient aucunement du voisinage qui pour eux,
n'existait pas. La sono crachait ses musiques endiablées dans la
nuit chaude et le quartier entier était secoué de toutes parts,
comme si c'était carnaval. J'avais bien tenté, à plusieurs
reprises, d'appeler la police là aussi, mais invariablement, elle me
répondait que même les amendes qu'ils leur distribuaient
régulièrement restaient lettre morte puisque les migrants ne
disposaient d'aucune source de revenus et qu'ils vivaient uniquement
déjà, des prestations sociales qu'il était absolument illégal de
prélever, même pour les pouvoirs publics.
C'est
à cette époque là que mon plafond s'est mis à fuir. Enfin, de
vilaines taches brunes apparurent sur le blanc immaculé,
accompagnées de bruits d'eau transvasée qui semblait circuler ici
et là dans l'ensemble du plafond. Quand l'eau commença à
s'infiltrer par les jointures des plaques de plâtre qui se
dissolvaient et à se répandre sur le parquet du salon, je fus
contraint de percer des trous dans celles-ci pour aider l'eau à
s'évacuer plus efficacement du plafond où elle n'avait rien à
faire et où elle aurait stagné sans possibilité d'en sortir.
J'installais des sortes de grandes malles en plastique, ainsi qu'une
coque bleue de piscine pour enfant sur des bâches, dans mon salon,
pour recueillir l'eau qui paraissait provenir directement du ciel
lors des averses. Vu le nombre de trous que je dus percer, cela finit
par faire comme un large pommeau de douche intégré dans le plafond
du salon. C'était efficace mais pas du tout décoratif.
Hélas,
durant toute cette période, je fus confronté à l'inaction
scandaleuse et la plus totale de mon voisin exerçant la supposée
tâche de syndic bénévole de la copropriété, à laquelle il
s'était pourtant porté volontaire. Il me répondait toujours oui,
qu'il allait s'occuper de mes problèmes, contacter une entreprise de
couverture mais, les semaines passant, je voyais bien que personne ne
venait ne serait-ce que se rendre compte de l'ampleur des dégâts,
parce qu'il n'avait bien évidemment sollicité personne. Je vivais
donc de façon permanente au milieu des bâches, avec la peur au
ventre de voir les récipients déborder ou le plafond crever
littéralement. J'allais régulièrement frapper chez lui pour
m’enquérir de la progression de ses hypothétiques démarches et
je comprenais bien à force que je finissais par l'agacer avec mes
réclamations... Je persistais toutefois, à venir pleurer encore,
l'implorer d'agir, deux, trois fois par semaines. Je le guettais dans
l'escalier pour ne pas le louper car il ne décrochait plus son
téléphone lorsqu'il découvrait que c'était moi qui tentais de le
joindre, mais rien n'y faisait, il ne bougeait pas plus du cul que de
la tête ce salaud.
Dans
l'autre immeuble mitoyen, donc celui situé de l'autre côté que
celui où se réunissaient les migrants pour beugler et tambouriner,
emménagea une jeune petite cassos particulièrement sans-gêne qui
n'hésitait pas à foutre sa musique à fond toutes les nuits où les
migrants faisaient relâche, quand elle ne s'engueulait pas
violemment avec les types ou les roulures qu'elle avait ramassés
dans la rue. Car cette petite dépravée marchait à voile et à
vapeur, s'affichant au beau milieu du quartier en train d'embrasser à
pleine bouche sa dernière conquête féminine. Toute la nuit, comme
savent aboyer les chiens infatigables, de sa voix rauque et vulgaire,
elle pouvait se disputer avec sa rencontre d'un soir, pour finir par
s'endormir le matin, éreintée par tant de vociférations. Là
encore, la police était impuissante... Je l'avais déjà croisée,
de jour, dans la rue, calmée, et apparemment proprette, et je me
faisais la réflexion qu'elle n'était pas si mal que ça et que la
bande-son ne collait pas parfaitement avec l'image... Je l'aurais
bien sautée moi aussi, cette petite salope, après avoir quand même
enfilé deux préservatifs l'un sur l'autre, si tant est qu'elle eût
été capable de fermer sa grande gueule pour quelques minutes !
Alors
qu'un jour, elle s'engueulait avec son copain du moment, sur le
trottoir d'en face, elle mit, pour une raison inconnue, le feu à son
scooter. Une petite fumée se mit à s'échapper de sous le siège,
puis celle-ci prit du volume, s'assombrit, pour enfin s'étendre à
l'ensemble du deux-roues. Ça brûle vite un scooter ! C'est
tout à fait étonnant. En cinq minutes, le temps qu'arrivent enfin
les pompiers, ne restait plus qu'un petit tas de cendres sur la
chaussée noircie. Ça avait dégagé une épaisse fumée noire, et
puis à la place du scooter, plus rien ! Le pauvre gars qui ne
devait déjà pas rouler sur l'or, ne pouvait maintenant plus se
déplacer. Une fin de soirée, elle avait aussi envoyé par la
fenêtre, une quantité phénoménale d'assiettes et autres
ustensiles de cuisine ainsi que le téléphone de son hôte nocturne,
ne se souciant absolument pas des voitures garées alentours. Aucune
ne fut touchée, mais ce fut un miracle quand on vit tous les débris
qui jonchaient le sol le lendemain matin. Le bouquet final fut
d'entendre et de voir, quelques temps après, un homme penché par la
fenêtre de cette cinglée, dégueuler directement sur le trottoir
depuis le deuxième étage. Ne restait plus à présent, qu'à voir
carrément basculer un corps par cette ouverture d'où s'était
échappées déjà, tant de choses incongrues... La petite marre
orangée qui tapissait alors le trottoir au niveau de sa porte
d'entrée, ne finit par s'estomper que longtemps après, au gré des
pluies lessiveuses de printemps.
Une
année, au retour des vacances d'été, les migrants n'étaient plus
là. Ils étaient partis, comme s'envolent les nuées d'étourneaux.
Et déjà, ce fut un progrès considérable vers un retour à une vie
plus paisible.
La
petite cassos qui ne payait évidemment plus son loyer, finit par
être délogée elle aussi, peu de temps après eux.
Pendant
ce temps, le propriétaire du bar à chicha avait trouvé le moyen de
louer illégalement à un marginal de sa connaissance, pour une
bouchée de pain, une minuscule remise située dans l'escalier où
personne n'aurait eu le droit de loger. Ce grand escogriffe d'une
bonne vingtaine d'années, affublé d'énormes lunettes d'un autre
temps, avait tout du zombi, tant dans le regard halluciné que dans
l'accoutrement et le comportement. Il devait être constamment sous
stupéfiants vu sa démarche et son œil fixe. A chacun de ses
passages, il salopait le couloir et l'escalier, fourrant partout de
la bouillasse qu'il ramenait d'on ne sait où. Une nuit, il vomit
dans l'escalier et chia dans son froc qu'il abandonna avec son slip
sur le palier, avant d'aller se coucher comme si de rien n'était.
Les limites étaient franchies, et même le maître des chichas qui
n'était pas vraiment regardant, se résolut enfin à donner congé à
son locataire clandestin.
Aidé
du seul copropriétaire jouissant encore de toutes ses facultés
mentales, nous parvînmes à révoquer le syndic tire-au-flanc qui ne
réglait même plus les factures d'assurance de l'immeuble et à le
remplacer par un syndic professionnel. Celui-ci fit intervenir une
entreprise de couverture dès sa nomination. A la suite de
l'inspection du toit de notre immeuble où ils ne détectèrent rien
qui aurait pu être la cause des inondations, les couvreurs finirent
par découvrir dans les chéneaux de l'immeuble mitoyen, donc celui
des migrants, juste à un mètre du nôtre, un tas de caleçons,
chaussettes, pantalons de survêtements que les migrants avaient
accumulés et qui bouchaient l'évacuation de l'eau dans la
gouttière. L'eau de pluie passait alors par dessus ce bouchon de
tissus amalgamés qui obstruait l'orifice pour venir directement se
répandre dans mon plafond, juste sous le plancher de mon voisin du
dessus qui, lui, fut toujours épargné, ce qui explique parfaitement
son inaction passée. Les couvreurs extirpèrent les vêtements de là
et il cessa dès lors de pleuvoir sur mon canapé. Pourquoi les
avaient-ils lancés là ? Nous n'en sûmes jamais rien.
Peut-être se faisaient-ils des blagues de potache les uns aux
autres. Je n'arrive pas à croire qu'ils aient pu élaborer une
vengeance aussi sophistiquée, en imaginant le moyen de m'inonder par
le haut, ayant possiblement eu vent de mes appels répétés au
dix-sept...
Peu
de temps avant la pandémie, nous pûmes assister, et moi, de ma
fenêtre, aux premières loges, à un tabassage en règle de trois
agents de la police municipale pris à partie par trois racailles, ça
n'est pas coutume, plus toutes jeunes. Une scène de baston
ahurissante se joua en pleine rue, un samedi après-midi, au milieu
des badauds chargés de courses. Ces sombres gredins avaient envie
d'en découdre et, se choisissant chacun un flic, ils leur tombèrent
dessus à bras raccourcis. Lorsque je commençai à observer la
scène, déjà commencée, de ma fenêtre ouverte, l'un des agents,
gisant à terre au milieu de la rue, essayait, en vidant continûment
sa bombe lacrymogène en plein visage de son assaillant, de le faire
reculer. Mais, malgré la pulvérisation incessante que l'on
distinguait nettement, l'autre continuait de lui asséner des coups
de pieds en pleine tête, sans que le gaz semblât lui faire le
moindre effet. Je me demandais même s'il n'y avait pas eu confusion
et si c'était bien une bombe lacrymogène que tenait le flic et non
pas un brumisateur d'eau thermale. Un peu plus loin, un autre flic
sanguinolent, sonné, était, lui, vautré par terre, adossé au mur
du troquet minable, non loin d'une des racailles, dans la même
position et dans le même état que lui. La troisième crapule jouait
au jeu du chat et de la souris avec le dernier policier encore
debout, complètement dépassé par les événements. Celui-ci finit
même par abandonner la confrontation en faisant soudain volte-face
et en prenant ses jambes à son cou pour échapper au même sort que
ses collègues, mais le type le poursuivait avec l'objectif de lui
coller une dernière raclée mémorable. Bien évidemment, la
circulation s'était interrompue. Les passants s'étaient éloignés
du théâtre des opérations, massés aux deux extrémités de la
rue, réservant une portion conséquente de la chaussée au pugilat
dont ils ne perdaient pas une miette. Des motards de la police
finirent enfin par arriver en renfort, ce qui eut pour effet de faire
fuir immédiatement les trois agresseurs enragés par les ruelles
adjacentes.
J'ai
surveillé le journal local les jours suivants, comptant même sur
une gigantesque « une » indignée. Alors que le moindre
fait divers insignifiant, le moindre chien écrasé a droit à son
entrefilet, je n'ai pas vu une ligne sur la violente et sauvage
agression dont furent victimes ces agents municipaux désarmés.
Encore une fois, pourquoi ? J'ai bien pensé aux élections
municipales qui allaient très bientôt avoir lieu, mais cette fois,
j'ai gardé mes réflexions pour moi tout seul...
Et
ce n'est pas tout encore hélas, car décembre approche bien vite. Et
décembre, c'est le mois de Noël et des fêtes de fin d'année !
Hélas, encore une fois, incroyable mais vrai, la mairie a installé
sur les immeubles, tous les vingt mètres, à bonne hauteur, dans un
maillage très serré du centre-ville, de méchants haut-parleurs qui
crachent tout le mois de décembre, de neuf heures du matin à vingt
heures, un flot ininterrompu de musique sensée redynamiser le
centre-ville pour favoriser les impulsions d'achats des
consommateurs. Cela va des « Lacs du Connemara » à
l'Hallelujah d'Haendel, en passant par « Daddy cool » ou
« Tu veux ou tu veux pas » de Zanini, en boucle... Tous
les ans, le mois de décembre entier est pollué par cet affreux
gazouillis métallique que l'on ne peut ignorer quand on habite là,
comme si quelqu'un se tenait derrière votre fenêtre avec un mauvais
transistor allumé continuellement. J'ai déambulé dans les rues
pour me rendre compte de la situation générale, pour savoir si les
autres habitants étaient, eux aussi, soumis au jet continu de cet
insupportable grésillement musical. Et oui, toutes les habitations
du centre-ville étaient pourvues d'un haut-parleur diffusant cet
horrible crachotis et tous étaient en état de fonctionnement.
Personne n'avait débranché le câble du haut-parleur, comme je
l'avait fait, pour mettre fin à cet odieux supplice, personne. Je me
promenais dans des rues parfois désertes, faussement animées par
cette bande-son artificielle et c'était tout à fait accablant.
Personne ne s'opposait à cela. Les gens sont désespérants. Ils
sont prêts à accepter n'importe quoi. Malgré la neutralisation du
haut-parleur de mon immeuble, celui situé sur l'immeuble voisin
continuait d'être parfaitement perceptible. Bien sûr, la nuisance
avait baissé, mais la pollution sonore était toujours
insupportable. Je m'étais promis l'année précédente, pour
échapper à cet infernal mois de décembre, de partir un mois en
Asie, au soleil, fuir cette folie dans un pays lointain, aux
antipodes du mien. Mais la pandémie de covid, cette année encore,
hélas, me cloue à la portée de ces maudits haut-parleurs.
Maintenant
que je suis à la retraite, étant parvenu à mettre de côté un
petit pécule, je me disais qu'investir dans un logement locatif, tel
un studio par exemple, de façon à en retirer un loyer d'appoint
pour compléter ma retraite, était bien tentant, surtout que
beaucoup le font, et avec succès paraît-il. Mais, après
considérations et hésitations, suite à tous ces déboires,
vraiment, j'hésite encore et je me dis « Alors, on reprend un
ticket pour un autre tour ou pas ? »
♣
Il n'est nul doute pour moi
que l'écriture est un geste thérapeutique magique. Ecrire exorcise mes
blessures, traumatismes, souffrances. Ecrire c'est neutraliser une
difficulté passée.
♣
C'est fou le temps que l'on
passe à attendre : attendre chez le médecin, faire la queue à la
boulangerie, à la pharmacie, à la station essence, à la caisse du
supermarché. Attendre dans les bouchons. Encore, depuis que j'habite en
province, cela m'est épargné, mais pour tous les autres habitants des
grandes villes, ce nombre d'heures par année doit être pharamineux. Si
l'on mettait bout à bout tous ces temps d'attente, combien cela
ferait-il de minutes, d'heures, de jours passés rien qu'à
poireauter ?
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J'aimais cette femme, oui. Ou
plutôt, je croyais l'aimer, mais j'aimais quelqu'un qui n'existait pas.
Mon
cerveau avait élaboré une image complètement à côté de la réalité.
J'avais fabriqué un filtre et je regardais la réalité déformée à
travers lui. J'étais responsable de ceci. Dans le film turc
« Winter sleep », le personnage principal dit à sa
femme : « Idéaliser un homme, en faire un dieu, pour,
ensuite, lui en vouloir de ne pas être ce dieu, ce n'est pas
injuste ? » Lorsque je vis ce film, cette réplique me toucha
car elle elle résonnait en moi en parfaite harmonie avec une situation
que j'avais moi-même vécue. Quoi qu'il en soit, quels qu'aient pu être
mes aveuglements, nos personnalités, nos êtres, n'avaient rien en
commun.
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Bernard Giraudeau, dans une
rétrospective des émissions de Mireille Dumas, parle de la vie et de la
mort. Il s'interroge sur ce qu'il y aurait ou pas après la mort :
« Serait-il possible que la vie n'ait pas de sens ? Non.
» répond-il à sa propre question. Il lui paraît insensé que la vie
n'ait pas de sens profond, que nos vies ne portent pas en elles, une
finalité supérieure. Je ne comprends pas, moi, pourquoi nos vies
humaines porteraient davantage de finalité que, par exemple, la vie
d'un diplodocus qui, par essence, n'est pas bien différente de la
nôtre.
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Mon expérience de la vie, des
hommes, m'a appris que lorsque l'on voit quelqu'un de notre entourage
mal se comporter avec d'autres personnes, se montrer injuste, on peut
être quasiment sûr qu'un jour ou l'autre, ce sera nous qui serons
victime de son injustice, de ses attaques, de sa malveillance et que
nous ne serons épargné que pour un temps...
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Souvent, les hommes sont des
singes, des singes sophistiqués, évolués, mais des singes quand même...
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Je regarde ces cartes postales
anciennes de l'endroit où j'ai passé mon enfance. Elles datent de 1900,
1930. Sur ces vues, j'étais bien loin d'être né. Il y a des personnages
sur certaines d'entre elles, notamment des enfants. Ces enfants, il y a
bien longtemps qu'ils ont grandi, vieilli, qu'ils sont devenus vieux et
sont morts. La brièveté de la vie humaine me saute aux yeux. Mieux vaut
employer notre temps de la façon que l'on trouve la meilleure. La
meilleure façon n'est pas la même pour tout le monde, c'est certain. Je
crois qu'il faut essayer de vivre en accord avec ses envies, ce que
l'on a personnellement envie d'être et de faire, sans se laisser
influencer par l'air du temps et les modes.
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Mon père avait, en quelque
sorte, délégué à notre mère, sa relation avec nous, ses enfants. Je
veux dire qu'il n'était pas parvenu à établir une relation vraiment
personnelle avec aucun d'entre nous trois, ses enfants. Il nous aimait
beaucoup et tendrement, c'est certain, mais il n'était pas arrivé à
instaurer une relation personnelle, comme s'il ne savait pas le faire.
Il avait donc laissé à notre mère cette dimension qui le dépassait
sûrement, d'une certaine façon, comme s'il souffrait d'un handicap,
d'une déficience d'aptitude dans sa relation parentale. N'ayant jamais
connu son père, ceci pourrait expliquer cela.
Certains pères pêchent par
excès d'autoritarisme. Il lui manquait, à lui, la capacité à s'affirmer
d'une façon générale. Légèrement effacé, il vivait un peu à côté de
nous, ses enfants et sa femme, dans notre atmosphère, dans notre
climat. Je dis cela empreint d'un certain regret, comme s'il était
passé un peu à côté de lui-même, mais je pense que cela lui convenait.
Je ne crois pas qu'il déplorait cet état de fait car il aurait eu, sans
difficulté, une place plus importante s'il l'avait voulu. Simplement,
il ne le souhaitait pas. Peut-être que, la aussi, l'absence de son
père, son manque, a joué dans sa personnalité.
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