Vincent montra son badge et se
dirigea vers le petit pavillon en préfabriqué attenant
au bâtiment principal.
- Salut Pierrot.
Pierrot regarda par-dessus ses
lunettes.
- Salut.
Ils étaient les premiers.
Pierrot avait la quarantaine mais on lui aurait donné au moins
quinze ans de plus. Il arrivait tôt le matin pour faire
du rabe et se libérer en avance en fin de semaine. Il
avait déjà trois moteurs d'assemblés. Il
pipait pas un mot et enfilait les rotors dans les stators, vissait
le bloc cylindre, posait trois points de soudure et envoyait une giclée
de graisse avec la burette. Entre deux moteurs, il lissait sa
moustache, jetait un coup d’œil par la vitre en plastique et passait
au suivant.
A neuf heures, il allumerait son poste
pour écouter les informations et peut-être se lèverait
pour aller pisser.
La pièce puait la graisse,
le lubrifiant, les copeaux métalliques et la crasse incrustée
dans chaque parcelle de chaque chose.
Vincent accrocha son blouson à
la place de la blouse grise et vint s'asseoir à son poste de
montage. Le chariot débordait de carcasses. Il
avait accumulé des jours entiers de retard. Il allait
vite bâcler tout ça. De toutes façons, les
moteurs d'avions, il en avait rien à foutre. Il avait
jamais mis les pieds dans un aéroport.
Bébert et Jo allaient plus
tarder à se pointer. En fait, Jo s'appelait pas Jo, mais
il trouvait ça plus chic, il y tenait vraiment. Vincent
connaissait pas son vrai nom. Peut-être qu'il s'appelait
Georges, mais il aurait rien pu affirmer.
Tous les matins, Jo se ramenait
avec un nouveau bouquin de cul. Il le feuilletait avec des yeux
ronds, le regard en alerte et puis le passait aux autres. Les
autres crachaient pas dessus, ils faisaient des commentaires sur les
nanas, leur valeur respective. Ils s'étaient même
constitués en jury et régulièrement on élisait
la préférée.
Pierrot participait pas aux débats,
il parcourait la revue comme un journal d'annonces et la refilait
à la table voisine.
Des fois, Jo retirait du mur une
vieille photo et la remplaçait par une pin-up toute fraîche
qui avait recueilli son enthousiasme. Il la quittait plus des
yeux pendant deux ou trois jours et puis brusquement, il se toquait
d'une nouvelle.
Souvent, il retrouvait dans un
numéro, une fille qu'il connaissait d'une autre série
de photos. Et c'était comme s'il avait eu des nouvelles
d'une ancienne maîtresse. Elle avait changé de
coupe, les fringues étaient différentes et le lieu aussi.
Ou alors elles étaient deux, l'autre lui caressait la chatte
avec des yeux fiévreux ou lui écartait les lèvres
en approchant son visage. Ca le rendait fou, Jo.
La porte du cabanon s'ouvrit et
les deux derniers entrèrent.
- Salut ! cria Jo.
Pierrot jeta un œil sans s'arrêter
de visser. Jo lança :
- T'arrête pas Pierrot,
la baraque pourrait couler…
- P'tit con, rétorqua-t-il.
Depuis vingt ans qu'il était
dans la place, Pierrot les avait vus défiler les petits jeunes.
Ils traînaient pas longtemps. Ils se barraient ailleurs
en espérant dégoter mieux, chercher la poule aux œufs
d'or, comme il leur disait. Ils ricanaient, ils faisaient les
fiers, ils trouvaient jamais mieux. Lui, maintenant, il vissait
comme un chef. Dans le même temps qu'eux, il débitait
le double de moteurs et ça lui libérait sa dernière
demi-journée. Après le réfectoire, il glissait
sa carte dans la pointeuse, il leur lançait un petit salut
accompagné d'un sourire en coin et il rentrait chez lui.
Vincent fit un signe aux retardataires
et serra la dernière vis. Le truc tournait pas.
Il l'avait bloqué. Il le posa proprement dans le chariot
à droite de son poste et repiocha à gauche. Les
deux autres enfilèrent leur blouse et allèrent s'asseoir
en roulant les bras.
A l'écart du bâtiment
central, ils se sentaient dans un monde à part, un monde clos,
une sorte d’îlot perdu et autonome. L'hiver, il gelait;
l'été c'était un four. Pendant quelques
jours seulement, aux mi-saisons, la température redevenait
normale.
C'était un truc de fou ce boulot.
Toute la journée dans ce réduit avec ces trois cinglés
lui donnait l'impression de vivre enfermé dans une cellule
d'aliénés. Jo qui louchait du matin au soir sur
des sexes de femmes, l'autre qui décrochait pas un mot derrière
ses moustaches grises dégueulasses et Bébert qu'était
plus con qu'un cheval.
Celui-là, son truc, c'était
les paris. Il pariait n'importe quoi; plus c'était ahurissant
et scabreux, plus il jubilait. Il faisait trembler son gros
torse avec ses bras comme des ailes de pingouin et il riait remuant
sa chique et ses glaires au fond de la gorge.
Depuis quelques temps, Vincent les sentait
tous complètement excités. Jo avait emmené sa
collection de revues qui pesait sacrément lourd et les moteurs
en pièces détachées s’amoncelaient dans des chariots
supplémentaires.
La porte du cabanon merdeux vint
claquer la paroi en tôle et un autre chariot vint s'encadrer
dans l'ouverture.
- Eh ! Salut Merlu ! gueula
Bébert.
Ils l'avaient surnommé
Merlu parce qu'il sifflait tout le temps et qu'il avait sur la tête
une fine couche de cheveux bouclés. La contraction de
Merle et tondu avait donné Merlu. On lui voyait que les
dents parce qu'il souriait toujours et le blanc des yeux qu'il roulait
quand il était content.
En voyant débarquer son
copain Merlu, une chouette idée venait de germer dans la caboche
de Bébert.
- Merlu, viens voir les gonzesses.
Merlu vint se pencher sur la table
de Bébert qui fit défiler les pages. De temps
en temps, Merlu hochait la tête et émettait un petit
"hum !" approbateur. Bébert s'arrêta à l'endroit
où une infirmière habilement dévêtue trottinait
derrière une table roulante.
Bébert grimaça, se gratta la tête et dit :
- Tiens, ça me rappelle
quelque chose... Ouais, tu vois mon vieux, c'te nana, elle fait la
même chose que toi sauf qu'elle est à poil.
Merlu le dévisagea d'un
air vide qui signifiait qu'il voyait pas où il voulait en venir.
L'autre enchaîna :
- Et ben, j'te parie dix sacs
que t'en fais pas autant.
Merlu rajouta son rire aux autres.
- Quoi ? Dix sacs, c'est tout
?
- Et alors ? T'es pudique ?
- Oui Monsieur.
- Tu te dégonfles, Merlu,
puis s'adressant à la cantonade. Allez les gars, faut
rallonger la sauce.
Jo balança un billet qui
vint tournoyer sur la table de Bébert. Pierrot parut
réfléchir un instant, puis, précautionneusement
sortit lui aussi une coupure de son portefeuille. Vincent fit
oui de la tête et se dirigea vers son blouson. Merlu considéra
la monnaie et ses yeux roulèrent. La partie était
presque gagnée.
- Bon, reprit Bébert, pour
toucher le paquet, tu dois, en partant du magasin d'où tu viens,
à poil, nous ramener le chariot en passant sous les fenêtres
du bureau d'étude et de la direction.
Vincent se balançait sur
sa chaise. Merlu tourna les talons et les trois autres se collèrent
au carreau.
- Dans trois secondes, on va rigoler,
affirma Bébert.
En effet, le chariot réapparut
poussé par Merlu nu comme un vers. La cour était
déserte. Les vêtements du type étaient roulés
en boule sur l'avant de la cargaison. Il fit quelques pas en
soufflant un peu. Le chariot était bourré à
craquer. Arrivé au niveau du bureau d'étude, il
jeta un regard rapide. Les fenêtres étaient vides,
il avait parcouru la moitié du chemin. Les autres, dans
la cabane, retenaient leur souffle. Merlu continuait sa progression.
Maintenant, le truc faisait une tonne. Il fixa de ses yeux blancs
la porte d'entrée du cabanon qui symbolisait sa victoire et
accéléra l'allure. Il n'était plus qu'à
cent mètres de l'arrivée.
Soudain, le chariot émit
une plainte et se mit à peser deux tonnes. Une roue venait
de se démettre et immobilisait presque le chargement.
Réalisant la situation, Merlu se peigna un rictus d'effroi
et de désespoir mélangés. Les compères
trépignaient d'excitation et d'impatience. Merlu s'arc-bouta
de toute sa force et poussa tant qu'il put sur les roulettes.
La roue couina et le chariot se remit en mouvement. Jo quittait
plus des yeux les fenêtres supérieures. Le rugissement
de la folle cargaison redoublait comme un train d'enfer lancé
à toute vapeur.
Brusquement, Jo avisa l'ombre.
Là-haut, une silhouette se pencha derrière la paroi
de verre.
La porte du cabanon se fracassa
contre la cloison et Merlu, écumant, surgit dans l'atelier.
Il se revêtit, rafla les billets et les enfouit dans sa poche.
- Merlu, on t'offre l'apéro
! hurla Bébert.
Merlu fut convoqué
le lendemain. Il franchit les couloirs moquettés bordés
de salles climatisées qu'il avait parcourus le jour de son
embauche puis les redescendit quelques minutes après.
Merlu ne revint pas. Ni
le lendemain, ni les jours suivants, et Bébert abandonna un
moment sa lubie des paris.