J'avais besoin de silence et
d'une solitude que rien ne viendrait troubler. Sur le vif, je pouvais
croquer l'instant, des impressions, une idée. Une longue
plage de calme m'assurait, elle, la continuité et la profondeur.
Mes écrits subissaient aussi l'influence du temps. Un ciel
lumineux et bleu leur donnait une silhouette paisible et sereine.
On y discernait par endroits, sur les mots, les reflets du soleil.
Ils ronflaient comme des chats assoupis, tièdes et soyeux.
J'avais écrit pendant
deux mois, en pleine canicule. J'ouvrais la fenêtre
sur le feuillage qui gémissait parfois sous un souffle. Je
buvais mon café et je commençais. Je n'arrêtais
plus jusqu'au soir. Je n'avais jamais autant écrit. Je voyais
la rue passer sous tous les éclairages, sous la lumière
du matin, claire, précise et fraîche ; à midi,
plantée dans le silence. Et la journée gagnait d'ombres
qui s'étiraient. La pendule égrainait des mots, des
phrases, un monde que j'avais tenté d'oublier et que je vomissais
à contre temps. Je voulais essayer de tout dire, je
ne voulais rien oublier et ce n'était pas facile. Un an et
je pensais encore à elle, mais ce n'était pas vraiment
elle et puis ce n'était plus vraiment moi. Elle tombait
simplement comme la neige.
Je voulais ranimer le passé,
lui redonner le mouvement, son rythme, et surtout son sens.
Parfois, je pensais que cela ne valait pas la peine, qu'écrire
ne m'apporterait rien, que je ne prouverais rien, que cela ne changerait
rien. Tout avait déjà été écrit
et j'aurais aussi bien pu rester prostré sans rien faire,
à attendre que tout s’efface, vivre comme une plante, comme
tant d'autres. Mais ensuite, je me disais que la différence
avec ceux-là résidait peut-être dans cette tentative
vers un but, vers une explication, ces pleins et ces déliés.
Je ne me croyais pas investi d'une mission ni d'un message à
délivrer, j'écrivais par la même force qui me
faisait respirer ou mettre un pied l’un devant l'autre. J'aimais
l'art dans sa forme construite et organisée, je croyais à
la complexité et l’émotion seule ne me suffisait pas.
J'avais entamé là un grand raid, une traversée
en solitaire avec au bout la satisfaction de mener à bien
une tâche essentielle. J'imaginais une liasse de pages tapées
proprement à la machine. Je les sentais déjà
sous mes doigts, j'en connaissais l'épaisseur, le poids,
le grain. Je pouvais même promener ma main sur le relief
des caractères frappés. J'alignais mes phrases
sans torture, sans nœuds, je ne voulais pas me gâcher le plaisir
d'écrire d'un jet bien régulier et rythmé.
Je voyais l'avenir tout lisse.
C'était plat, neutre, tel une feuille blanche. Je pouvais
tout espérer mais je crois bien que je n'attendais rien.
Je préférais mon présent flou et encore instable
à un avenir tout tracé mais désolant.
Je regardais la vie comme on voit l'océan. Je voulais
faire de la mienne une œuvre accomplie, pas forcément sans
ratures ni défauts. Je voulais juste ne rien regretter.
J'espérais que mon regard ne dévierait pas, qu'il
se fixerait toujours aussi loin sans se relâcher, et que la
prochaine qui me passerait la main dans les cheveux se montrerait
à la hauteur.
Et puis un jour, sans vraiment
bien réaliser, je suis arrivé au bout. Je me suis
aperçu que j'avais monté avec mes pages, un volume
de l'épaisseur d'un manuscrit. Je n'avais pas eu conscience
d'avoir effectué un effort particulier, non, j'avais juste
pris soin de noter tranquillement ce qui prenait tant plaisir à
conter en moi. Personne n'avait lu ces pages nées d’un
moment de solitude désespérée. J'avais effilé
chaque mot et ils tranchaient comme des lames.
J'ai tiré cinq exemplaires
de mon récit. Je les ai emballés et distribués
comme on livre des petits pains, jusque chez les plus illustres
éditeurs susceptibles d’être intéressés
par mes arabesques. J’avais été complètement
inconscient de faire ça. Ca ne marche presque jamais ce coup
là, mais j’avais cette assurance naïve des ingénus.
Je ne savais plus si j'étais heureux ou pas. J'avais
accompli quelque chose que j'estimais et je me découvrais
soudain léger, les bras ballants, avec le sentiment d’être
dénudé comme lorsqu'on quitte le chapeau qu'on a porté
depuis le matin.
Pourtant il existait une chance
pour que mon projet aboutisse. En établissant une évaluation
générale sur des chiffres moyens, par un approximatif
calcul des probabilités, j'avais déduit disposer d'une
chance sur mille environ. Et ceci en considérant tous les
manuscrits en rivalité équiprobables, c'est à
dire d'égale qualité, ce qui n'était pas le
cas je pensais, le mien ayant été soigné, peaufiné
comme une jeune pousse fragile et rare. Mon espérance mathématique
de gain me semblait alors dépasser largement les jeux de
hasard courants. En réalité, j'y croyais sans
y croire et pour tout dire, je ne savais pas, je n'avais pas longtemps
d'avis très tranché. Tout dépendait du
moment, de l'éclairage et de mon dosage en sérotonine.
En somme, c’était comme si j'avais joué un billet
de loterie avec une participation de ma part nécessitant
plus d’efforts et de labeur, mais comme les autres, j'attendais
le jour du tirage.
Quand l'ardeur et l'enthousiasme
m'emportaient, j'imaginais alors l'expression de Carole découvrant
sur la couverture d’une des dernières parutions, le nom de
celui avec qui elle avait vécu et qu'elle avait brusquement
abandonné par caprice, par désinvolture, par malice
et inconséquence, celui avec qui elle avait partagé
des moments intimes, insouciants, scabreux aussi, aux pires moments.
J'imaginais sa stupeur, son doute, puis sa ruée sur le rayon,
plantant sur le champ son dernier compagnon du moment pour se plonger
aussitôt dans ces lignes qui serpentaient comme des aspics,
qui parlaient d’elle, de choses au fond d’elle-même qu’elle
n’avait jamais même, ni perçues ni soupçonnées.
Et le monde aurait tournoyé autour d'un axe comme une folle
toupie chromée. Elle aurait frissonné, prenant soudain
conscience qu'elle était à l’origine de ce tour de
force que j’avais réalisé, qu'elle avait commis une
lourde méprise sur une personne, et surtout, mais sans pouvoir
le reconnaître, qu’elle avait laissé s’échapper
l'aisance financière et la notoriété d’un compagnon
auxquelles elle était loin d’être insensible. Et des
larmes de douleur, brûlantes comme l'acide, d'amertume cuisante
auraient envahi ses yeux turquoises. La colère soudain
se serait ensuite emparée d'elle, et elle aurait étreint
un peu plus fortement ce livre maudit qui venait tout à coup
de retourner sa vie comme une crêpe, de saccager son existence
comme la foudre, un coup du destin ironique et cruel. Sa fureur
alors se serait déchaînée contre elle-même
qu'elle maudissait à présent et elle se serait presque
roulée par terre de rage et d'impuissance devant ce succès
qui se révélait soudain et ne l'éclairerait
jamais. Puis elle aurait jeté un regard halluciné
sur ce pou prétentieux, plein de certitudes qui l’accompagnait,
la mine lui apparaissant brusquement confite et l’allure ridicule
avec ses bras qui lui dégringoleraient le long du corps comme
des spaghettis. Et elle l'aurait détesté celui-là
qui partageait ses nuits. Elle l'aurait abhorré de toute
sa haine virulente ce grand niais narquois qui aurait cristallisé
dans tout ce qu’il représentait, la rancœur qui la submergerait
comme une mer fielleuse. Alors plaquant là ce dernier des
derniers, elle se serait enfuie, le visage ravagé de dépit...
Voilà ce que j’imaginais
parfois dans mes folles escapades fantasmatiques.
Je n'avais
pas écrit pour la faire revenir, non plus pour lui infliger
quoi que ce soit. J'avais écrit pour l’exorciser, pour
m'expliquer, pour revivre encore, d'une certaine manière,
ce passé évanoui et pouvoir l'oublier mieux ensuite;
pour décharger cette intensité émotionnelle
qu'elle avait induite, un peu comme l’aurait fait une analyse psychanalytique.
J'avais écrit pour m'en débarrasser définitivement
comme on efface les rêves qu'on raconte au matin. J'avais
renoué du même coup avec moi-même que j'avais
délaissé et découvert le plaisir d'écrire,
simple et presque occulte. J'avais écrit pour l'expulser,
pour l'extraire comme un dard venimeux. J'avais accompli étape
après étape, la longue transmutation alchimique qui
devait venir à bout de son image. Il m'avait fallu
effectuer l'opération inverse de la première, il avait
fallu changer l'or en plomb. Un matin, son souvenir ne suscita plus
en moi de déchirements, j'avais traversé l'aride et
périlleux travail de la décristallisation amoureuse.
Elle s’était trouvée aspirée par un trou noir
sans fond et s'était évanouie comme elle était
venue, de ma conscience soulagée.
La vie reprit
le cours tranquille du temps, sa pente douce comme le ruisseau après
les massifs montagneux. Je n'étais plus tourmenté.
Mon ciel n'était pas encore bleu comme l'azur, mais déjà
blanc et lumineux. La totale éclaircie, la transfiguration
effective viendrait plus tard, mais la bataille était gagnée.
Aussi, c'est avec la quiétude apparente d’un convalescent
en bonne voie de guérison que je découvris un jour,
mêlée au courrier, l'enveloppe assortie de l’en-tête
d'une société d'édition assez renommée
à laquelle je m’étais adressée. L'impassibilité
n'était que de surface car je perçus nettement le
fond de ma conscience émettre quelques secousses comme sous
la caudale impatiente d'une créature marine. J'en avais
rêvé de cet instant précis où je palperais
entre les doigts le papier lourd et orné du pli peut-être
favorable. J'étais la boule qui hésite entre
le rouge et le noir. Le papier me brûlait les doigts.
Je glissai fébrilement une clé assez plate dans la
pliure du rabat et déchirai sans soin l'épais document.
J'en arrachai aussitôt une liasse de feuilles qui se déroula
sous mes yeux comme un parchemin sacré. J'eus instantanément
la connaissance de ce qu'elle renfermait. La lettre n’était
pas très longue, mais simple et décidée : mon
manuscrit allait être publié, il avait plu et on le
prenait sans hésitation.
Alors voilà ! me dis-je,
le réseau des événements où j'avais
été entraîné m'avait conduit à
ces quelques lignes sur ces feuillets qui me sortaient du silence
comme d’une tombe et m’ouvraient peut-être même, la
voie de la notoriété. L'isolement et la solitude m'avaient
hissé jusqu’aux portes du succès et je m’en trouvais
ravi. J’eus tout de suite une pensée pour tous les autres
obscurs qu’on n’entendrait jamais.
Je travaillai
assidûment quelques temps aux corrections finales du manuscrit,
puis je reçus un chèque confortable, une avance sur
compte, la nommaient-ils. La somme était déjà
bien rondelette et laissait supposer pour l'avenir, un trésor
fabuleux… Ils avaient l’air certains, en haut-lieu, d’avoir mis
la main sur une pépite, en tout cas, on prenait soin de moi…
Le pouvoir de l'argent me grisa
tout de suite. Moi qui n'avais vécu que de salaires mesquins,
de rafistolages et d'expédients, je découvris qu'il
était lumineux, facile, léger. Je m'offris tout ce
qui m'avait tenté et que je n’avais jamais pu satisfaire.
Je n’étais plus dans le besoin, une vie nouvelle d'aisance
s'ouvrait devant moi. L'argent était devenu pour un
temps, aussi disponible que l'eau qui ruisselle du robinet. Je me
passais tous mes caprices. Je m'installai un aquarium tropical,
celui dont je rêvais depuis l'enfance, depuis la fois où
j'étais demeuré chez mon oncle, le nez collé
à la vitre du sien. Le balai de ces animaux aux couleurs
tranchées m'avait émerveillé, hypnotisé.
Ce microcosme aquatique, cette parcelle sous-marine m'avait enchanté.
J'avais bavé de longues heures à observer le manège
de certains petits poissons à la queue en panache. J'avais
frémi devant certaines gueules épineuses, face à
quelque monstre effroyable surgi de derrière un rocher.
La multitude des petites bulles qui grimpaient à la surface
m'avait chuchoté des chuintements frais et mousseux. J'avais
été ravi de ce spectacle naturel et varié qui
s'exécutait dans les profondeurs éclairées
sous la paroi de verre.
L'argent coulant à flot
dans mes poches autrefois vides, il s'en vint remplir le cube transparent
où je constituai avec délice, un échantillon
de faune luxuriante aux teintes vives et chaudes. Je pris un plaisir
extrême à ressusciter les sensations oubliées
de l'enfance. Je m'asseyais et contemplais régulièrement,
avec une joie sans cesse renouvelée, l'activité fébrile
ou la nonchalance paresseuse de mes vertébrés au sang
froid, bercés de plantes touffues et surprenantes.
Quelques mois
étaient passés. L'après-midi était claire
et ensoleillée sur la ville. On frappa à la porte
et je fis entrer Thomas, mon ami de toujours, qui réapparaissait
après une longue période silencieuse.
- Alors, tout va bien ? fit-il.
- Comme tu vois, pour l'instant,
une vie plutôt facile.
Il tapota sur la vitre de l'aquarium
et un Colisa Lalia s'enfuit aussitôt vers le fond.
Thomas s'accroupit et resta silencieux un moment à regarder
se promener les écailles argentées. Un Gyrinocheilus
au mufle aplati ratissait le sable consciencieusement.
- Tu veux un café ? lui
proposai-je.
- Oui, merci.
Je disparus disposer deux tasses
sous le jet du récent expresso hyper-sophistiqué et
j'enclenchai. La pression mugit dans l'appareil. Je revins avec
les soucoupes brûlantes et Thomas m'étala sur la table
le dernier magazine littéraire.
- Regarde, c’est tout frais
de ce matin, déclara-t-il.
Je parcourus rapidement l’article
élogieux qu’il me mettait sous le nez.
- Oui... fis-je, ça se
réalise...
- Tu te rends compte ? dit-il.
Est-ce que tu te rends compte que c'est la célébrité
assurée, que bientôt tu ne pourras plus sortir sans
une paire de lunettes noires ? ironisa-t-il. Est-ce que tu saisis
bien ce que tu as accompli ? Tu vas défrayer la chronique.
Tu vas connaître la gloire, mais pas posthume, bien contemporaine
celle-là. Prépare-toi, je le sens. Ca ne s'improvise
pas d'être en vogue…
C'était un bon début,
ce n'était pas mal pour un parfait inconnu, mais Thomas,
même s’il en rajoutait pour la circonstance, s’enthousiasmait
facilement.
- Ouais ! On va quand même
attendre un peu pour voir où vont les choses.
- C’est tout vu… J'espère
seulement que ta vie dorée dans les hautes sphères
sociales ne finira pas par te faire délaisser, ou pire encore,
oublier complètement tes anciens amis.
- Non, rassure-toi... Mais ne
te laisse pas aller à croire que les choses puissent être
acquises de façon définitive. C’est l’erreur qui peut
même faire chuter les plus grands.
Il reposa sa tasse :
- Ah ! Tu ne changeras jamais,
toujours cette distance, cette retenue par rapport aux événements.
Bon, je file. Après ce que j’avais découvert dans
la presse, je pouvais pas éviter le détour, même
par une journée très chargée…
Les semaines
qui suivirent, les librairies virent s'épanouir dans leurs
rayons, le roman étonnant d’un auteur inconnu. Les
ventes en firent très vite un record. Partout il n'était
plus question que du récit incroyable de ce nouveau romancier.
Je fus surpris par l'accueil qui avait été réservé
à mon chef-d’œuvre comme on commençait à l'appeler,
et par l'agitation et les enthousiasmes qu'il suscitait. J'avais
eu la chance d’être le créateur dont les phrases trouvaient
un écho sensible en l'humanité entière.
J'étais chéri de tous, le préféré,
le défendu, le protégé de chacun. Les
gazettes ne tarissaient pas de compliments et de louanges. Je devins
l’auteur adulé, le verbe génial et aussi le plus charmant.
J’avais quelques détracteurs aussi, bien sûr, mais
ils consolidaient plutôt, par une espèce de contre-courant
stimulant, mon ascension aussi haute que brutale. Tout avait été
si vite ! Et je ne parvenais pas à saisir comment il se pouvait
que je fusse à ce point l'enjeu de tant de passions et d'exaltation.
Je n'avais jamais pris le pli de la vanité. Et je n’allais
pas, pour l’heure, endosser la fatuité qui était pour
le cas, si répandu de ne plus quitter. Je pris l'argent que
l'on m'offrait et qui m'avait toujours fait défaut, mais
le public enthousiaste et les agents du marketing en seraient pour
leurs frais. Mon livre imposé comme un best-seller, moi-même
étant désigné comme la perle rare, le dernier-né
des écrivains de la nouvelle génération, incisif,
lucide, fragile et vertigineusement humain, je savourais tout de
même ma réussite inopinée, dans ma retraite
paisible et réservée, sachant mes limites et ma relativité.
Un soir elle
arriva. Un soir semblable aux autres soirs, Carole vint frapper
à ma porte avec cette expression qui lui était propre,
cette mine théâtrale faussement contrite qui voulait
signifier : je n'aime que toi. Je suis rongée de remords
et je reviens, mais que je décelais tout de suite comme son
désir tendu de m'abuser encore une fois. L’émotion
que mes écrits avaient fait naître, voulait-elle me
faire croire, faisait encore palpiter son joli chemisier à
la cadence de sa respiration saccadée. Je saisis alors sur-le-champ
qu'elle venait de réaliser ce que j'avais imaginé
si intensément autrefois dans mes instants de rêveries
exaltées. Elle venait, à moi qu’elle avait abandonné,
me débiter ses remords, son chagrin et ses espoirs de me
retrouver, prête à trahir, une fois encore mais en
inversant les rôles, son dernier amant officiel.
Tu me dégoûtes,
me disais-je, tu es pitoyable et répugnante. Sans honte,
sans un regret, gonflée d’assurance, indécrottablement
sûre de toi en qui tu ne doutes pas un seul instant, tu viens
uniquement tenter de rafler les moindres miettes dont tu pourrais
t’emparer. Tu n’es qu’une vipère, une espèce d’araignée
venimeuse...
- Bonjour, fit-elle avec sa
mine de circonstance, je voudrais qu’on s’embrasse.
Jusqu’où irait-elle ?
J'étais fasciné par la répulsion qu'elle engendrait
en moi mais je voulais toucher du doigt, une dernière fois,
les manœuvres grossières de ce reptile qui avait pu, je ne
savais comment, autrefois enchanter mon âme. Je l'embrassai
donc sans marquer d’hostilité et elle entra comme si jamais
rien ne nous avait séparé. Elle alla s'asseoir sans
que je l’y eus invité et se débarrassa même
de ses chaussures, convaincue sans doute, en poufiasse qu'elle était,
qu’elle venait en familière. Elle ne doutait pas un seul
instant d’être en territoire conquis. Ses grands yeux clairs
ne me quittaient pas, rayonnants du ravissement que ma présence
suscitait !
Même si jamais rien ne
m'avait échappé de ses lâchetés passées,
mon regard était toujours demeuré indulgent en face
d’elle, mais les temps avaient changé. Je l'observais donc,
avec affichée, la même expression candide qu’autrefois
et elle commença d'exécuter son rôle et de dégoiser
ses boniments.
- C'est fou ce que tu as fait
! débuta-t-elle avec son emphase coutumière.
Je ne croyais pas que tu m'aimais autant ! Ce livre est génial.
Je savais bien au fond que tu étais différent des
autres, j’avais deviné la première ce que tu valais.
Mon amour ! fit-elle soudain, des larmes naissant presque dans les
yeux.
Elle continua et lâcha
vite tous ses atouts :
- Si je reviens, ce n'est pas
parce qu'à présent tu as réussi. Ne crois pas
ça, non ! C'est parce que je viens de découvrir
à quel point tu tenais à moi et auquel je n'avais
pas cru. Pardonne-moi tout le mal que j'ai pu nous faire sans
le savoir. Je ne voulais pas, je ne savais pas…
Elle s’avançait vers
moi, le visage abandonné, repenti. Je la retrouvais brusquement
tout entière, si jolie. Je n’aurais eu qu’un geste à
faire. Je l’avais aimée, Carole, malgré ses caprices
et ses exigences. J’étais passé sur tout ça
pour ne voir et n’accepter qu’un être dans sa totalité.
J’aurais pu tendre la main, mais la voix qui pense en moi, qui raisonne,
qui analyse, savait. Elle dit : « Elle ment, tu le sais parfaitement.
Si tu ne parviens pas à vaincre l'image que tu as créée,
tu es irrémédiablement perdu. »
- Je n’ai pas écrit ce
livre pour toi. Il n'était qu'une mise au point personnelle.
Elle n'écoutait pas,
cela ne l’intéressait pas, seul comptait son objectif, se
faire accepter, REVENIR. Elle se leva et s’approcha encore. Son
parfum afflua et le souvenir s’insinua, mais j’étais déterminé,
tout mon être était tourné dans un sens qui
était de lui résister, lui RESISTER... Ne pas ployer,
ne pas rompre, tenir comme des barreaux d'acier, de l'acier trempé
inaltérable. J'aurais peut-être pu finir par l’entendre,
finir par pardonner et ne pas la rejeter, mais elle était
terriblement imbue d’elle-même et capricieuse. J’étais
parvenu, pour soutenir ses assauts, à immobiliser ma pensée
sur le verrouillage sophistiqué et inviolable du sas d'un
coffre-fort. L'évidence de mon invulnérabilité
s'imposa sûrement à elle car elle ne prit plus la peine
de poursuivre longtemps sa comédie. Elle abandonna ses poses,
ses battements de cils, ses ruissellements ; elle se redressa fièrement,
les larmes sèches et m'accusa alors :
- Je te reconnais bien là,
insensible et hypocrite, tu sais bien tisser tes mensonges.
Espèce de salaud...
Carole s’était toujours
conduite de cette façon. Lorsque ses minauderies ne lui permettaient
plus de parvenir à ses fins, elle faisait volte-face et laissait
percer au grand jour sa personnalité hargneuse, coléreuse,
et ses ruses se dissipaient alors comme un brouillard. Elle
était, dans ses motivations, méprisable au plus haut
degré et sans aucune circonstance atténuante.
Sa charmante visite, par une
déplorable coïncidence, était un peu tardive
hélas, pour que je pusse croire en son désintéressement.
Il n'était plus rien qu’elle pût inventer qui parviendrait
à me convaincre. La page entre nous était définitivement
tournée et son retour intempestif n'avait réussi qu'à
me conforter dans l'opinion que j'avais d’elle qui était
qu’elle n’était qu'une profiteuse et une calculatrice. Heureusement
que sa cupidité n'avait d'égal que sa grossièreté
et son incurable bêtise car, sans doute, elle aurait été
assurée d’un avenir prometteur parmi les grands de ce monde.
Il ne nous restait maintenant que bien peu de choses à échanger,
si ce n'était peut-être, le registre des invectives
que je souhaitais à tout prix éviter.
Je lui lançai :
- Tu n’es plus rien pour moi
depuis longtemps. Tu n’es qu’un parasite. Va-t-en !
Elle demeura muette, comprenant
que toute tentative était vaine. Nous nous dévisageâmes
quelques longues secondes silencieuses, mesurant l'autre, appréciant
ses ressources, évaluant le rapport des forces. Je
ne l'aimais plus. Tout était bien terminé, vécu,
oublié. Elle baissa les yeux, fila vers la porte, s’empara
du volume dans son sac à main et le projeta violemment dans
la pièce. Le livre vint fracasser une lampe puis s'affala
contre la cloison.
Ce fut la première conséquence
de la renommée qui embrasait ma vie.
Puis, le regard
des êtres qui m’avaient connu jusqu'à ces jours de
réussite devint à partir de cette période,
pollué, corrompu d'une convoitise malsaine, d'attentions
troubles, d'espoirs intéressés. Ce succès littéraire
inespéré se révélait amère et
je me défiai de cette faveur qui me trahissait indignement.
Je reniai mes anciens attachements, les amitiés d'avant ma
métamorphose, pour ne plus subir leur servile complaisance.
Je ne désirais pas de pantins suspendus au moindre de mes
souhaits, occupés uniquement à m'être agréable
pour bénéficier de mes faveurs. Je ne voulais pas
de courtisans qui concocteraient des fourberies, des manigances
et des hypocrisies. Je refusais d'être le roi de ma
propre cour des miracles. Je les rejetais tous, sans distinction,
tous ceux qui me liaient au passé, pour ne pas risquer de
laisser se glisser un seul traître. Même Thomas fut
expédié, Thomas qui m'apportait sa paire de lunettes
noires promises et son amitié mielleuse. Oui, je doutais
de tous. J'étais devenu l'outre à purger, la cible
des escrocs de tous horizons et des crapules de toutes espèces.
Je me méfiais de chacun et découvrais toutes leurs
ruses sournoises pour tirer profit de moi-même. J'avais discerné
leurs regards délicats et tellement affectueux. Je ne supportais
plus leurs mines, leurs courbettes, leur soumission, leur lâche
servitude emprunte d'égards. Je les renvoyai tous, tous autant
qu'ils étaient, les vilains petits singes.
J'exécutai
une nouvelle naissance et me retrouvai seul, tout à fait
seul, complètement seul, comme je ne l’avais jamais été
auparavant, dans mon monde neuf de déraciné et de
parvenu. Au moins je ne douterais pas de la sincérité
de mes prochaines rencontres futures, je serais fixé quant
aux sentiments et aux intérêts qui les animeraient
véritablement… Je saurais avec certitude leur cupidité
qui les ferait me fréquenter. J'avais tout perdu, mes
anciens amis que je découvrais sous un jour malsain ainsi
que ceux que l'avenir aurait pu me réserver. Je ne voulais
pas connaître la faune littéraire, les groupements
de la société en vue, le gratin. Je ne voulais
rien partager avec un monde dont je n'étais pas.
N’en pouvant
plus et pour mettre fin à mes doutes, à la fausseté
et au mensonge, je partis m'établir à l'étranger,
en Irlande. J’ai rompu à ce moment là avec tout le
monde, abandonnant brusquement et irrévocablement toute une
partie entière de ma vie. J'avais vingt huit ans. Maintenant
j'en ai cinquante six, avec des piles de romans derrière
moi, et je me souviens de cette période où ma vie
fut renversée de fond en comble.
Les gens d'ici m'ont favorablement
accueilli. Je me sens bien parmi eux. Ils me prennent pour
un simple retraité en quête d'espace et de tranquillité.
Pour rien au monde je ne les démentirais. Maintenant je sais
qu’il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont.
La mer est immense et la terre
presque autant. Le matin, je sors prendre l'air, le vent est
sauvage et le paysage paisible. Je contemple les bateaux qui
glissent vers le bout du monde, lentement.
Entre deux livres, je peins,
des toiles qui ne sont pas destinées à la postérité.
C'est Isabelle qui m'en a donné le goût. Je l'ai rencontrée
ici. Sur le continent, ses acryliques atteignent des sommets inouïs
dans le microcosme de l’art contemporain. Isabelle est blonde, elle
a les yeux bleus mais elle n'écrit pas, elle n'a jamais essayé...
seulement des mots tendres…
Nous avons trouvé le
secret du bonheur : nous n’avons rien à nous prouver, ni
à l’un, ni à l’autre, et surtout pas à nous
même.