Randonnée

 

 

  Ils étaient un petit groupe de cinq amis, (trois femmes et deux hommes) et avaient effectué une bien agréable randonnée dans la campagne. Après avoir longé l'Ardèche un moment, ils étaient allés se perdre dans un sentier qui serpentait en grimpant dans la forêt. Le chemin, à un moment, s'ouvrait sur une carrière mérovingienne d'où l'on extrayait autrefois, des blocs de pierre pour y creuser des sarcophages. La pierre du rocher était évidée sur un volume impressionnant. Des blocs, bientôt prêts à être retirés, se découpaient dans la masse, laissant bien visibles, les lignes de découpe faites par les coins de bois qu'on avait insérés dans des fêlures. L'endroit, peu fréquenté, était silencieux, hormis les chants variés des oiseaux. Il y avait des siècles, une foule d'ouvriers œuvrait là pour produire les sépultures des personnages influents de l'époque. Un panonceau expliquait que l'on ne savait pas pourquoi l'extraction avait subitement cessée sans que rien ne l'explique puisque de nombreux blocs auraient encore pu être dégagés de la carrière qui était loin d'être tarie.
Sébastien avait toujours été sensible aux traces du passé et trouvait émouvant les témoignages des hommes qui passèrent sur cette terre avant lui. Il avait l'impression de se trouver encore plus proche d'eux lorsque le lieu qui n'avait réuni que quelques personnes devenait plus intime. Il avait comme l'impression d'effectuer un voyage dans le temps. Il aurait été curieux lui-même de pouvoir se transporter deux cents ou trois cents ans plus tard pour voir l'humanité de demain. Il se dit qu'il était l'humanité de demain de ces hommes là, trouva qu'il avait de la chance et que cette idée était étonnante.
Ils se remirent en marche et le sentier à présent, descendait pour rejoindre le cours d'eau. Ils rencontrèrent une petite source dissimulée dans l'anfractuosité d'un rocher. Elle roucoulait d'un gentil bouillonnement cristallin dans la pénombre verte des arbres. Les trois filles qui marchaient devant Sébastien étaient des copines sympas avec qui il ne s'était jamais rien passé avec aucune d'entre elles. Ces relations amicales avec des femmes avaient le mérite de simplifier les choses... Plutôt, pensa-t-il, cela risquait souvent de se compliquer lorsqu'on passait sur un autre plan... Ainsi, cette possibilité de dégradation des relations était écartée. Cette petite randonnée était en fait, une balade estivale. Ils enchaînaient les kilomètres, mais le rythme restait toujours celui d'une promenade tranquille. Ils étaient chaussés de simples tennis et ne s'étaient encombrés dans leur sac à dos que de ce qu'ils avaient prévu pour l'organisation du pique-nique du midi. Ils émergèrent enfin au bord de la rivière et ne tardèrent pas à tomber d'accord sur le lieu du bivouac, une petite place d'herbe rase sur la berge. Il y avait une partie à l'ombre, et du soleil pour ceux qui ne le craignaient pas. Chacun déballa le contenu de son sac et l'on put choisir parmi tous les mets mis en commun. Il y avait un bon saucisson de pays, deux salades de crudités, du melon, du pain bien sûr, un cake, du vrai comté de chez le fromager, du rosé dans une thermos. On entama le repas dans un joyeux désordre où les bras s'entrecroisèrent pour piocher sur la nappe, les préférences de chacun.


- Qui a des nouvelles de Sylvie ? Il y a longtemps qu'on ne l'a pas vue, s’enquit Claire, la petite quarantaine avantageuse. Des cheveux bruns mi-longs, un peu bouclés, lui encadraient un visage agréable et gentil. Elle portait une robe blanche toute simple sur un collant sport.
- Moi, dit Cathy. Elle ne va pas très bien en ce moment. Son copain, Philippe, avec qui elle avait rompu il y a quelques mois parce qu'il ne s'engageait pas assez, selon elle, va se marier cet été avec une petite jeune !
- Ah, fit Claire. C'est avec elle qu'il ne voulait pas s'engager alors. Avec une autre, ça n'a pas l'air de lui poser de problèmes... Elle se plaignait qu'il ne soit pas souvent disponible pour elle le week-end. Il était trop indépendant disait-elle. Et il ne lui laissait pas les clés de son appartement alors qu'elle le faisait. Hum... Il valait mieux que ça s'arrête là avant qu'elle ne se soit trop attachée.
- Oui, parce que déjà, là, quand je l'ai eue au téléphone, elle avait une voix éteinte.
- J'ai envie de vous raconter quelque chose que j'ai appris il y a quelques jours... démarra Sébastien.
- Oui... ? firent-ils intéressés.
- C'est une connaissance du club de théâtre qui m'a raconté ça. Vous savez, à la fin du cours, on se retrouve au bar et on discute en prenant un verre. Cette dame là a une amie. Cette amie, je la connais de vue, une femme d'une petite cinquantaine d'années, élégante, fine, assez classe... Et cette femme a une fille de trente trois ans. Elle a dû l'avoir très jeune, sûrement à vingt ans à peine. Cette connaissance m'a appris que la fille de cette amie, venait d'apprendre qu'elle avait un cancer ; un cancer du sein. Il y en a de deux sortes parait-il, l'un moins difficile à traiter que l'autre, plus coriace et beaucoup plus dangereux. C'est hélas celui-là qu'elle a attrapé. Et ce qui m'a interloqué et me laisse perplexe, c'est qu'elle m'a raconté que cette jeune femme vivait avec quelqu'un jusqu'à il y a peu, qu'ils avaient un petit garçon de trois ans et qu'à Noël, elle avait découvert que son compagnon avait une liaison avec une de ses collègues de travail. Pourtant, leur couple était très fusionnel ; ils étaient aux petits soins l'un pour l'autre, très attentifs l'un à l'autre. Ils avaient même le projet d'avoir un autre enfant. Quand la fille de cette personne a réalisé ça, elle l'a sommé d'arrêter de voir sa maîtresse, mais lui, il a répondu qu'il ne pouvait pas, qu'il les aimait toutes les deux, qu'elle ne pouvait pas exiger ça de lui. Alors, elle a fini par lui ordonner de dégager. Et il est parti, mais elle s'est retrouvée dévastée. A tel point que les médecins pensent que le choc est probablement la cause du déclenchement de sa maladie, en l'espace de moins de six mois...
Ce qui me laisse perplexe est moins le déclenchement d'une maladie causée par un stress intense, un traumatisme émotif que la situation précise qui l'a initiée. Tout le monde perçoit aisément qu'un stress psychologique qui déstabilise une personne peut, en affaiblissant l'équilibre de son système immunitaire, parvenir à fragiliser quelqu'un ou à révéler une maladie. Ce qui m'intrigue, c'est ce qui se joue dans l’interaction des trois personnes ; souvent il y en a même quatre... Des histoires comme ça pullulent, tout le monde en entend tous les jours, c'est devenu tellement banal... Ça a l'air, à chaque fois, joué d'avance, comme un truc inéluctable contre lequel jamais personne ne pourrait rien faire. Et pourtant... J'ai du mal à penser qu'il n'y aurait pas une façon de faire, meilleure qu'une autre, des règles de conduite plus adaptées... Il existe en aviation, des procédures répertoriées, cataloguées, qu'on s'entraîne à effectuer régulièrement pour le cas où des incidents surviendraient tels une panne moteur au décollage par exemple. Les pires possibilités ont donc été envisagées et les solutions les plus efficaces ont été élaborées pour y faire face le mieux possible. Ça ne sort pas d'affaire les passagers à chaque fois, mais ça met le maximum de chances de leur côté. Je crois, bien sûr, qu'une histoire d'amour peut déstabiliser bien plus qu'un problème mécanique avec une machine, mais peut-être que déjà, rien que d'avoir envisagé l'incident avant même qu'il ait eu la moindre ombre de début de commencement de se réaliser, pourrait peut-être nous prémunir de son issue fatale.
Si je prends mon cas personnel, que je m'y arrête un peu, m'y penche en toute honnêteté, pour la seule histoire vraiment sérieuse qui ait compté dans ma vie, celle où il est question de la mère de mes enfants. Au cours des premières années, (je puis vous assurer que mes points de repères temporels sont très nets) alors que celle-ci était enceinte de notre fille, je peux citer deux prénoms de jeunes femmes qui m'attiraient et à qui je n'aurais pas dit non. Le cas ne s'est pas produit, mais qu'aurait-il pu se passer si l'une d'elles s'était montrée plus entreprenante qu'elles ne le furent ? Je vais vous le dire. J'y ai réfléchi... J'aurais trompé ma femme ! Oui. Je réponds oui sans hésitation. Ça ne veut pas dire que j'approuve aujourd'hui cette conduite que j'aurais pu avoir, mais, à ce moment là, j'aurais agi ainsi, j'en suis convaincu. Là, plusieurs cas auraient pu se présenter ; d'abord, peut-être que rien, jamais, n'aurait été découvert. Mais, si ma femme avait fini par être au courant de ma liaison, de plus, à ce moment précis où, physiquement et psychologiquement, elle était, de par sa maternité, dans un état de faiblesse évident, il est clair qu'elle aurait accusé le coup. Il m'aurait alors probablement été intimé de choisir entre elles deux : l'une dans un état de faiblesse immense, dévastée, à ramasser sans doute à la petite cuillère et l'autre, sûre d'elle, baignant dans l'euphorie de tous les commencements de rencontres, presque triomphante déjà. C'est affreux à dire, mais je crois que la plupart des gens laissent crever celui ou celle qu'ils ont eux-mêmes mis à terre ! Simplement parce qu'il est à terre justement, en état d'infériorité, démoli. Et que ça n'est pas beau à voir quelqu'un d’abîmé, qui s'est pris des coups et qui implore grâce. Même si c'est nous qui l'avons mis dans cet état. Qu'aurais-je fait ? Je n'en sais rien, mais l'éventualité qu'il m'aurait été donnée de filer avec l'autre ne peut vraiment pas être simplement écartée d'un revers de main... Et si je l'avais fait, j'aurais été un vrai gros con ! Doublé d'un parfait salaud ! Mais un salaud banal, ordinaire, et si répandu...
Donc, si j'analyse bien les choses, c'est de voir sa compagne ou son compagnon trahi, anéanti, qui le perd. Car c'est un combat, purement psychologique, mais un combat quand même qui se joue. Si la personne trompée ne se laissait pas démonter, si elle faisait face et, à l'autre qui cherche à l'embrouiller, qui lui déroule des kilomètres d'explications insensées, elle lui balançait tranquillement : «  La porte est grande ouverte, tu la prends quand tu veux. », sans vaciller, avec l'assurance tranquille de quelqu'un qui peut vraiment se passer de lui ou d'elle, je crois que le cours des choses pourrait s'inverser, oui. Et même très vite. Je crois que c'est cette crainte de perdre l'autre qui, en définitive, paradoxalement, est une des causes primordiales de sa perte inéluctable. Qui n'a pas en tête une de ces histoires là ?
- Moi, je peux vous raconter le cas d'une ancienne collègue de bureau, commença Claire. Cette histoire date... d'une petite vingtaine d'années. Au départ, ça débutait de la même façon que ce que tu viens de nous raconter. Le gars trompe sa femme. Ils ont deux petits enfants. A cette époque, je l'ai vue physiquement fondre littéralement. Je ne m'en suis pas tout de suite rendue compte, mais soudain, au bout de quelques mois, j'ai réalisé que ce petit gabarit de femme, d'un tempérament énergique, s'était comme effacé. Elle s'était ratatinée, racornie, elle avait presque disparu... d'anxiété et de chagrin. Elle m'a raconté ensuite, ce qui s'était passé. Son mari avait rencontré, au cours d'une réunion syndicale, une femme qui devint très vite sa maîtresse. C'était le moment des grèves, en quatre-vingt-quinze, vous vous souvenez ? Pendant des mois, il a entretenu cette relation au vu et au su de sa femme. Elle était comme paralysée, tétanisée ; elle était incapable de ne rien faire, ni même de se confier à quiconque. Il lui avait imposé le silence par cette phrase effarante qu'elle me rapporta par la suite : « Tout ceci doit rester entre nous... ». Et en effet, c'est ce qui se passa. Rien ne filtra, ni auprès de sa famille, ni auprès de ses amis, ni auprès de ses collègues de travail. Il l'avait isolée derrière un mur de silence qu'elle ne se serait pas aventurée à franchir, devenue gardienne de sa propre prison. Elle aurait peut-être fini par disparaître tout à fait, à bout de forces, emportée par une maladie opportune, ou bien en ayant mis fin à ses jours d'une façon ou d'une autre si elle n'avait pas été prise, sûrement par l'énergie du désespoir, d'une espère de rage subite qui l'avait fait appeler la fameuse maîtresse, régnant au loin, dans sa tour d'ivoire. Elle lui avait donc téléphoné et expliqué qu'elle avait deux jeunes enfants, qu'elle ruinait son foyer et l'équilibre de ses enfants et qu'elle lui demandait de laisser son mari. Puis elle avait raccroché. La personne avait alors, dans la semaine, mis fin à la relation qu'elle entretenait avec son mari.
- C'est parce que le type lui avait fait croire qu'il n'était pas marié, lança Pauline. Il y en a plein des comme ça. Elle ne le savait pas. C'est pour ça que la fille a laissé tomber facilement. Sinon, elle n'aurait pas lâché prise...
Pauline était l'intellectuelle du groupe. Du moins, elle en avait le style : cheveux assez courts, maquillage minimum, grandes lunettes et peu de fioritures dans l'habillement.
- Tu crois ? Pas sûr... Elle me confia que celui-ci lui en voulut énormément d'avoir fait cela, disant qu'il aimait passionnément cette personne. Il lui fit la gueule pendant un mois en faisant même chambre à part pendant cette période. Puis, il finit par se calmer et revenir. Je lui demandai s'il s'était jamais excusé, s'il ne lui avait jamais demandé pardon et elle me répondit que non, jamais. Mais elle l'avait récupéré, ils s'étaient retrouvés et ils avaient même fini par convenir qu'à présent, entre eux, c'était plus fort qu'avant. Je n'ai jamais su trop quoi penser de tout cela... Le connaissant un peu, content de lui, assez rustre, grande gueule, gras du bide, je me suis toujours demandée si cela avait été vraiment une bonne affaire pour elle de le récupérer. Elle était très attachée aux valeurs familiales, et elle a réussi à préserver la cellule familiale, mais n'aurait-elle pas été plus heureuse avec un autre plus soucieux d'elle ? Je l'ai toujours pensé au fond, mais je ne peux pas parler pour elle ni me mettre à sa place. Elle aurait pu aussi, ne jamais rencontrer quelqu'un d'autre, c'est une éventualité... Bien qu'elle était mignonne et qu'elle le soit toujours aujourd'hui. Maintenant encore, je ne parviens pas à savoir si elle a bien fait ou non... Elle a atteint son objectif, en cela elle a réussi, mais était-ce le mieux pour elle ? Pour savoir cela, il faudrait savoir s'ils sont heureux ensemble, s'ils forment un couple uni. Et ça, je ne l'ai jamais su.
- Moi aussi j'ai une histoire de ce genre qui me revient en tête, commença Cathy qui n'avait encore rien dit. C'est une amie que je n'ai plus revue depuis longtemps... Les situations changent... En fait, c'était la femme d'un ami proche de mon ex mari. Ils étaient trois copains, et on partait en vacances tous ensemble à cette époque. C'est au moment où elle était enceinte de leur premier enfant que les choses se sont déclarées. Il s'était dégoté une maîtresse. En réalité, c'était pas la première fois qu'il dérapait et cela aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. Donc, un soir, pas mal de temps avant l'histoire que je vous raconterai ensuite, elle avait invité une copine à dîner, chez elle et son compagnon. La soirée s'éternisant, fatiguée, elle avait fini par les abandonner au salon et partir se coucher. Ouvrant un œil à deux heures du matin, elle était allée voir ce qu'ils fabriquaient encore à cette heure tardive et les avait surpris sur le canapé, elle dans un déshabillage bien avancé et lui au-dessus d'elle, lui prodiguant des soi-disant massages sur fond de blues jazzy... D'après ce que j'avais compris, la copine pas très fiable s'était rhabillée précipitamment et avait pris la porte sans traîner.
Au moment où elle attendait leur fils, il avait remis ça. Là, c'était plus sérieux car il finit par aller s'installer dans un joli meublé dominant la tour Eiffel et où il recevait sa maîtresse. Il revenait tout de même régulièrement chez sa femme et ne la quitta qu'à moitié, lui laissant sans doute espérer un retour pas impossible. Il avait d'ailleurs pris soin de ne pas déménager entièrement, laissant sur place une grande partie de ses vêtements, un ordinateur et des affaires personnelles, de façon à ce que ses beaux parents, avec la complicité de sa femme sous emprise, ne s'aperçoivent pas qu'il avait quitté les lieux. Il prenait soin d'ailleurs, d'être présent lors des visites ou des repas de famille, faisant comme si de rien n'était, donnant extérieurement l'apparence du gendre idéal. Lorsque l'enfant naquit, il instaura l'habitude d'être souvent présent le soir pour le dîner, dans l'intérêt de celui-ci, pour, se justifiait-il, lui présenter l'image d'un couple parental uni... En début de soirée, il tournait les talons et partait rejoindre sa nouvelle conquête. Sa pauvre femme me confia plus tard, avoir pleuré toutes les larmes de son corps au cours de ces si nombreuses et longues soirées solitaires, abandonnée avec son bébé. Elle était incapable de réagir et de prendre activement part à la conduite des événements, ballottée qu'elle était sur la mer démontée qu'agitait son mari. Lors d'un été, nous le vîmes nous rejoindre début août, après avoir passé une partie du mois de juillet en vacances avec sa maîtresse. Il intégra la tente conjugale le plus naturellement du monde et ce ne fut que de nombreuses années après que je réalisai la duplicité du personnage, la violence qu'il avait faite subir à la mère de son fils ainsi que le côté lâche et pervers de sa personnalité. Pour l'entourage que nous étions, les vacances se déroulaient aussi bien que les précédentes. Par le silence de Cécile, (elle s'appelait Cécile) et la bonne figure qu'elle s'efforça de nous présenter, nous ne devinâmes jamais son désarroi et sa souffrance. L'ambiance était toujours au beau fixe et nous ne remarquâmes jamais le profond malaise dans lequel celle-ci était continuellement plongée. Les années passèrent, semblables les unes aux autres, sans que rien ne bougea. Quatre années en tout. Je sais, ça semble complètement incroyable et fou, cette femme qui se laisse faire, comme ça, si longtemps, incapable de prendre le taureau par les cornes et d'arrêter une décision plus active pour orienter le cours des choses. Mais c'est qu'on oublie la force de la première direction suivie. Quand on a pris un chemin, il est difficile de faire marche arrière pour reprendre tout à zéro, parce que ça demande des efforts encore plus grands qu'au début. Il faut reconnaître qu'on s'est trompé, revenir au point de départ et s'engager dans une nouvelle voie qu'on ignore, dont on ne connaît pas l'aboutissement, en l’occurrence, la possibilité de perdre son compagnon. Je vois vos airs éberlués. Je sais, son compagnon, elle l'avait déjà perdu, ou du moins, perdre un salaud de cette envergure, ça n'était pas une perte, mais plutôt un gain. Mais cela, elle n'était pas capable de le comprendre à ce moment là, parce que déjà, rien qu'avec les miettes qu'il lui restait de lui, elle avait l'impression de ne pas l'avoir encore perdu tout à fait. Elle l'aimait ou croyait l'aimer. Un amour pas du tout mérité, ça va de soi. Mais l'amour souvent, n'est pas bien cohérent. Oui c'est être bien faible. Oui c'est lâche. Mais qui a toujours été fort et invincible à chaque instant de sa vie ?
Au bout de quatre ans, il y eut de l'eau dans le gaz avec sa maîtresse. Au début, elle voulait un enfant de lui, lui, ne voulait pas (c'était encore trop tôt vous comprenez, les nourrissons, il venait d'en souper, même si ça n'était qu'en pointillés). Par la suite, il finit par accepter. A ce moment là, c'est elle qui ne voulut plus (elle avait peut-être réalisé à quel oiseau elle avait à faire...) et elle en arriva à le larguer. Du coup, il retourna auprès de sa femme qui le reprit aussitôt sans conditions. J'avoue que je l'ai trouvée très conne. Davantage encore lorsque je l'entendis affirmer un jour qu'ils avaient traversé cette épreuve en s'en sortant grandis ! Grandi... Elle récupérait ce salopard et elle se sentait grandie ! Ouais... Là, j'ai commencé à penser qu'elle était vraiment aux fraises. Enfin...
La vie reprit un cours normal après cette interruption de quatre heureuses années pour lui, atroces pour elle. Mais voilà-t-y pas, pour clore toutes ces péripéties, qu'un an n'était pas encore passé qu'il remit ça avec une nouvelle autre ! C'était reparti ! Cette fois, Cécile se confia à ses parents et ne tarda pas à le chasser définitivement de sa vie. Évidemment, c'est par là qu'elle aurait dû commencer ! Que de temps perdu et de souffrances vaines !
Je ne sais pas ce que sont devenus tous ces protagonistes. Je serais vraiment curieuse de savoir ce qu'ils font, ce qu'ils pensent, où ils en sont. Je n'en ai aucune idée, mais je crois qu'aucun des deux, sûrement, ne s'est très éloigné de ce qu'il était déjà...
- Pauvre fille sous l'emprise de ses illusions... dit Pauline.
- D'après les dernières nouvelles que j'eus quand même par personnes interposées, reprit Claire, lui, aurait eu un enfant avec sa dernière maîtresse en date, celle avec qui il était quand sa femme décida de le quitter. Depuis rien. Je ne sais absolument plus rien d'eux.
- Ce qu'on peut remarquer et qui est commun au moins à deux des histoires que l'on vient d'entendre, continua Pauline, c'est l'isolement que tente de mettre en place celui qui entame une relation ailleurs. Isolement établi par le tarissement de la parole, en réclamant à chaque fois le silence sur ce qui se passe. En cachant aux yeux des autres, et à leurs oreilles, les faits qui se déroulent au sein du couple. Car ce sont les autres qui pourraient apporter du soutien à la personne bafouée, qui pourraient l'aider à prendre conscience du malsain de la situation et la faire se rebeller face à ce qu'on lui impose.
- Je pense, dit Sébastien, qu'il ne faut jamais s'abandonner entièrement à quelqu'un d'autre, jamais. Bien sûr, on peut faire confiance et l'on doit faire confiance ; il ne s'agit pas de sombrer dans la paranoïa. Mais jamais aveuglément. Jamais sans garder un œil sur l'autre, jamais sans conserver un contrôle minimum, une prudence de survie... Car personne jamais, n'est à l'abri de se tromper, d'être manipulé, de dériver, de changer, d'agir contre nous...
- Je connais un couple, intervint Pauline, qui s'entend très bien. Ils sont aux petits soins eux aussi l'un pour l'autre. Pourtant ils se trompent, au sens qui signifie qu'on va voir ailleurs. Mais ils ne se trompent pas dans le sens d'une dissimulation à l'autre car chacun est au courant de ce que son partenaire fait ou pas. Ils sont échangistes, et j'ai l'impression que ceci évite bien des complications... Ce n'est pas aussi facile que ça, m'a confié la femme de ce couple. Rien n'est absolument évident et l'on ne passe pas soudain, au paradis du couple, sur terre. Mais au moins, il semblerait que les ruptures soudaines et explosives soient plus rares car les raisons moins fréquentes. C'est vrai que dans bien des cas, les couples se séparent souvent à cause de l'infidélité de l'un ou de l'autre. Alors qu'ils s'entendaient bien autrement. Et ceci après parfois des années de vie communes satisfaisantes. C'est dommage... Je me dis que l'échangisme serait peut-être une solution... ou peut-être une plus grande tolérance à l'infidélité. Vraiment je ne sais pas. Je dis ça sans aucune certitude. Mais il faut bien reconnaître que le couple, de par son fonctionnement, tel qu'il existe dans nos sociétés, n'est pas très viable à long terme. Ce que l'on peut regretter... Pourquoi sommes nous aussi exclusifs en amour ? Nous ne le sommes pas autant en amitié et cela ne nuit pas à nos relations amicales. J'ai des amis, femmes, qui ont d'autres amies femmes et ça ne me dérange pas. Je ne leur en tiens pas rigueur du tout. Vous me direz : « Oui, mais il n'est pas question de sexe là-dedans ! » C'est vrai. Mais est-ce pour cela si différent ? Je n'en suis pas convaincue...
- Dans le genre relations multiples, reprit Sébastien, je connais un gars... Vous le connaissez peut-être, il est connu sur A... C'est une petite ville de province où tout le monde se connaît et où l'on sait tout sur tous. Donc, ce type est une véritable caricature de « l'homme à femmes ». Je le connais un peu car il était au club de billard avec moi lorsque je prenais des cours. Il a soixante trois ans, nous a-t-il appris un jour, très mince, le visage effilé, yeux bleu, regard filtrant. Il porte sur la nuque, un petit cadogan gris qui doit compenser sûrement son crâne dégarni. Jean, santiags, chaîne en argent à gros maillons sur un torse poilu qu'une chemise, rose souvent, et constamment ouverte, laisse admirer... Vous imaginez ? Il n'est pas déplaisant, plutôt sociable et causant facilement. Ah ! J'oubliais, c'est un détail, mais d'importance dans l'art du parfait séducteur : il mâche sans cesse un chewing-gum. Vous riez !! Moi aussi j'ai ri, mais ce type d'individu, qu'on croirait tout droit sorti d'une galerie de portraits d'un blog à l'usage des jeunes femmes à la recherche de l'âme sœur, dans le chapitre « Faux amis » ou « A éviter », les attire paradoxalement comme un aimant ! Un vendredi soir où l'une de ses conquêtes était venue le chercher à la fin du cours, il nous raconta, à moi et à l'un des autres joueurs, et sans aucun complexe, son mode de vie... Il faut vous dire d'abord, que la très jolie jeune femme venue l'attendre avait à peu près trente ans de moins que lui (elle nous le confirma). Fine, féminine, la chevelure lui descendant jusqu'aux fesses, elle avait un indéniable charme coquin. Elle se pendait à son cou en l'appelant mon bébé et semblait amoureusement conquise. Jean-Max, c'est son prénom, nous apprit, tandis qu'elle se dirigeait vers le bar du club, qu'il l'avait rencontrée dans un cours de dessin organisé par la ville. Elle était sa dernière conquête et venait se placer en quatrième position sur la liste de ses maîtresses actuelles. Là, il expliqua, à notre grand étonnement, que gérer quatre femmes en même temps n'était pas de tout repos, même si ces quatre femmes étaient toutes au courant de l'existence des autres ! Elles le réclamaient toutes et le plus difficile, nous assura-t-il, était de ménager l'exigence de chacune de n'être pas délaissée au profit des trois autres ! Il essayait de se faire plaindre et je ne pense pas qu'il faisait de l'humour. Ensuite, il voulut nous donner quelques tuyaux, à moi et à Bernard, l'autre joueur de billard. Il nous dit : « Les filles, faut savoir les écouter. Faut se montrer attentif et avoir l'air de les comprendre. C'est la seule chose à faire... Faut pas non plus exagérer ni en faire des tonnes, mais c'est un très bon départ pour engager une relation sous de bons auspices. Et puis, les compliments, ne pas hésiter à y aller... »
- C'est vrai, confirma Cathy, je vois qui est ce type. Tout le monde le connaît ici, à A... Il hante toutes les petites représentations musicales qui ont lieu dans les bars d'A... à la période estivale. Vous savez, ce sont ces concerts offerts très régulièrement tout au long de l'été dans un bar différent à chaque fois. Ça peut être aussi un restaurant. Bravant les interdictions, il gare (pour compléter la panoplie...) sa voiture de sport décapotable rouge le plus près possible du lieu où il se rend, de manière à ce que tout le monde le remarque. S'il le pouvait, il s'arrêterait sur la terrasse, au milieu des chaises et des buveurs. Puis il sort dans un claquement accentué de portière, accompagné le plus souvent d'une femme différente. Aucune n'est de second choix et toutes ont l'air subjugué. Il reste un moment debout dans la foule, droit comme un i, non loin des musiciens, la chemise ouverte pour exhiber son ventre plat, la main rentrée au tiers sous la ceinture dans le pantalon, la joue presque creuse, le regard inaccessible et à la fois malicieux, dominant les nombreux anonymes de son allure si particulière.
- Et vous savez ce qu'il fait dans la vie ? questionna Sébastien. Vous donnez votre langue au chat ? Il loue des kayaks sur les bords de l'Ardèche. Oui, fit-il, joignant le geste à la parole en opinant ostensiblement du bonnet. Séducteur jusqu'au bout des ongles, jusqu'à son activité professionnelle si glamour ! Toujours en maillot de bain, bronzé à mort, en contact rapproché avec une multitude de jolies jeunes femmes tout l'été ! Ça vous offre des opportunités, non ? Sa dégaine, son style outré font des gorges chaudes dans le cercle restreint de notre charmante ville de province. Malgré toutes les réserves, pour le moins, que j'ai sur le personnage qui est à mille lieues de ce que je suis et de mon idéal masculin, on ne peut contester son efficacité sur le plan de l'abattage de chair fraîche, et cela en dépit de son âge, on peut le dire, assez avancé tout de même... Eh bien, je vais vous dire une chose, moi qui galère dans la recherche de l'âme sœur, j'éprouve un certain respect pour ses exploits en série !
- Mouais... temporisa Pauline, sais-tu que ce mec est pété de tunes ? Ça facilite les choses... En plus de louer des kayaks, il vend des glaces dans des petites cahutes sur toutes les départementales du coin à des kilomètres à la ronde et possède plusieurs restos le long de la rivière. Son cabriolet Lamborghini n'est là que pour annoncer la couleur aux petites grues vénales qu'il trouve sur son chemin.
- Peut-être, dit Sébastien, mais pas sûr. L'argent, le pouvoir, la notoriété sont aphrodisiaques, en tout cas pour les femmes, même si elles n'en ont pas toujours conscience. Ça remonte à la nuit des temps, quand il était plus viable pour sa survie d'être la femelle du plus fort, donc du chef. Les femmes aiment les gagnants parce que dans leur sillage, elles sont éclaboussées de leur gloire et de leurs avantages. La fille du billard avait vraiment l'air sincère et sous le charme stéréotypé de ce gars. Je ne suis pas certain qu'elle ait calculé son degré d'aisance financière, mais c'est vrai qu'avec la Lamborghini, il s'affiche instantanément... Il y a peut-être des types masculins ou féminins qui nous attirent mystérieusement envers et contre tout, parce qu'ils trouvent un écho en nous, au plus profond de nos ramifications préhistoriques, parce qu'ils s'adressent à l'animal qui est en nous.
J'ai, toute l'année, été sous le charme d'une jeune stagiaire de ma boîte. C'est la plus jolie fille que j'ai jamais vue. Mais pas seulement ; elle dégage une féminité, un charme et une sensualité quasiment magnétiques. Je sais pertinemment qu'elle est très loin d'être la femme idéale, uniquement préoccupée qu'elle est par son apparence. Charmeuse, futile, désinvolte, plutôt paresseuse et sûrement infidèle, elle m'attire pourtant inexplicablement et je serais le plus heureux des hommes si j'avais la chance de débuter une aventure avec elle.
- Ce que je remarque dans toutes ces histoires, déclara Cyril, l'autre gars de la petite troupe, le plus jeune de tous avec sa petite trentaine, c'est que, mis à part le cas des échangistes, ce sont toujours les hommes qui foutent le bordel ! Personne n'a donc un exemple où la femme aurait le mauvais rôle ? Non ? Moi, j'ai un copain qui en bave avec son amie. Ils n'habitent pas ensemble, mais il souffre de ses infidélités renouvelées. Il peut se retrouver carrément mis sur la touche un moment, le temps de l'incartade de sa copine, puis elle revient ensuite pour le consoler. A chaque fois il est malheureux comme les pierres, mais elle lui raconte toujours des trucs incroyables pour le récupérer, qu'il ne parvient pas à ne pas croire. Je ne sais même pas s'il y croit vraiment d'ailleurs, mais à chaque fois, il ne peut s'empêcher de la reprendre. Elle doit lui promettre tout ce qu'il veut mais il découvre régulièrement chez elle, des affaires oubliées de mecs de passage... Je lui dis qu'il devrait faire définitivement une croix dessus, mais il en est incapable. Et à chaque fois, il vient pleurer chez moi pour me raconter ses malheurs. Lorsque l'incident est clos, je n'ai plus de nouvelles de lui jusqu'à la fois suivante. Pauvre gars...
- Oui, conclut Pauline, ces liens amoureux peuvent être source de tant de plaisirs et aussi de tant de déconvenues... Il vaut mieux savoir toujours rester prudent...
- J'ai toujours pensé que tu avais un vrai sens philosophique ! assura Sébastien.
Ils remballèrent les boîtes, regroupèrent les restes dans un sac poubelle, et tout le monde se remit en marche sur l'étroit sentier, en file indienne derrière Pauline qui était maîtresse d'école et détenait le TopoGuides.

 
 

© Nérac, 2013

 

 

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