Il
l'avait localisée précisément depuis déjà longtemps, ce qui fait qu'il
n'avait jamais vraiment perdu sa trace. Il avait d'abord retrouvé son
numéro de téléphone et son adresse dans l'annuaire puis, lorsque
Internet était arrivé, il avait déniché son nom cité dans quelques
comptes-rendus de manifestations auxquelles elle avait contribué dans
sa région. Mais de photo, point. Elle n'apparaissait nulle part sur le
Web. En tout cas, jamais parmi les résultats lorsqu'il fouinait sur le
plus populaire des moteurs de recherche. Elle existait toujours en tout
cas. Ce qui n'était jamais certain, encore moins lorsqu'une longue
période de temps s'était écoulée. Car la vie réservait parfois de
mauvaises surprises... Ce n'était pas le cas et c'était tant mieux pour
elle. Il avait tout le temps su, donc, qu'elle était toujours vivante.
Et puis un jour, en tapant son prénom suivi de son nom, après une
sélection de la recherche sous forme d'images, il crut bien la
discerner sur l'une des vignettes. Il cliqua pour agrandir la photo, et
progressivement, après tout ce temps sans l'avoir plus jamais revue, il
la redécouvrit. Elle était à son piano, comme autrefois déjà, aux côtés
d'un joueur de flûte traversière, lors d'une représentation culturelle
de l'association municipale à laquelle elle participait. C'était elle
forcément, là, à gauche. C'était vraiment elle. Sur le coup, cela ne
lui avait pas sauté aux yeux, ça faisait si longtemps… Mais il reconnut
graduellement ses traits qui lui avaient été familiers. Elle était
absorbée dans son jeu musical, la mine appliquée et sérieuse. Coiffée
d'une courte coupe de cheveux stylée, elle portait un élégant pull gris
et avait, enroulée autour du cou, une écharpe colorée. « La voilà,
se dit-il, après tout ce temps. Isabelle... » Il la redécouvrait,
ne se lassant pas d'observer cette photo. Elle émergeait du fond de ses
souvenirs comme un cadavre oublié qui remonterait brusquement du fond
d'un lac, des années après. Il chercha s'il y avait d'autres photos
d'elle dans tous les recoins du site web, mais non, n'en figurait
qu'une seule et unique, prise sans doute au pied levé, par un
spectateur, photographe improvisé.
Cela faisait
plus de trente ans qu'Alain ne l'avait pas même aperçue. Il avait vingt
ans à cette époque là et elle vingt-quatre. Aujourd'hui, il en
affichait cinquante deux. Cinquante deux ! Différence :
trente deux ans ! Trente-deux ans qu'il ne l'avait pas revue, ni
en réalité, ni en photo. Ce genre de chiffres donnait le vertige.
Il ne l'avait
jamais photographiée à l'époque ; ainsi, ne subsistait plus d'elle
que des souvenirs flous et anciens. Il ne savait même plus à quoi elle
ressemblait vraiment lorsqu'ils s'étaient rencontrés, ce qui fait que,
même s'il avait su dessiner, il aurait été incapable d'en faire le
portrait. Il avait fait l'amour avec elle, il avait dormi avec elle, il
l'avait aimée comme il n'avait jamais aimé avant et comme il n'avait
plus jamais aimé par la suite mais il ne se souvenait plus de son
visage... Il se rappelait qu'elle était belle, ça oui, c'était une des
plus belles filles qu'il ait jamais eue, mais ses traits avaient fondu
comme un pastel abandonné sous la pluie. Cette histoire n'avait guère
duré en réalité et leur rencontre n'avait été faite que de rendez-vous
fugaces fixés dans l'après-midi. Il gardait pourtant de ceux-ci, de
nets souvenirs ensoleillés mêlés à d'autres, faits de pénombre tamisée
à travers laquelle s'infiltraient des rais de lumière entre les rideaux
tirés de sa chambre. Le souvenir aussi, de son odeur après l'amour, une
odeur prononcée de sexe très caractéristique, faite, on aurait dit, de
mer et d'iode, qu'elle exhalait à plein nez.
C'était elle
qui se rendait chez lui. Elle ne l'invita chez elle qu'une seule fois.
Mais elle habitait encore chez ses parents, ce qui pouvait expliquer ce
fait. Ils bavardaient un peu puis, très vite, allaient dans la chambre,
au fond du lit. Il ne se souvenait plus très bien non plus de ces
moments là. Les détails s'étaient évanouis. Comment était-elle
vêtue ? Elle était élégante, oui, mais que portait-elle ? Il
n'aurait su le dire. La déshabillait-il ou bien était-ce elle qui
retirait ses vêtements ? Il ne s'en souvenait plus. Très vite, il lui
faisait l'amour car il avait soif d'elle comme on meure de soif dans le
désert. Cela, il s'en souvenait parfaitement. Il se souvenait aussi
parfaitement des musiques et des chansons qu'il écoutait durant toute
cette période. Il y avait les titres mélancoliques de l'album “Message
personnel” de Françoise Hardy qui collaient parfaitement à son état
d'esprit du moment et qu'il découvrait à l'époque avec dix ans ans de
retard. Il y avait “La maison du bonheur” de Francis Lalanne qu'il
avait l'impression d'avoir lui-même écrite tant elle lui semblait
coller à ses désirs et tous les titres de Gainsbourg. Tous ces airs
avaient la caractéristique d'être assez nostalgiques comme cette
histoire qui n'était pas une histoire d'amour vraiment heureuse.
Il se
rappelait qu'elle lui avait confié qu'une expression l'avait troublé
récemment. C'était une amie qui, l'entretenant d'une connaissance dont
elle n'avait plus eu de nouvelles depuis quelques temps lui avait
appris : “Catherine est avec un type...”. “Avec un type...”
répétait-t-elle. “Aaaaah..!!” et, en prononçant “un type”, lâchant les
syllabes comme des baisers brûlants, elle avait des accents d'envie et
se pâmait presque d'un plaisir vicieux... Si longtemps après, il
comprenait qu'elle rêvait de se frotter à des mecs un peu glauques, au
moins en fantasmes. Avec son romantique amour juvénile tout neuf, il
avait dû tellement l'encombrer, regretta-t-il. Quand en amour, deux
personnes n'ont pas la même chose à donner ni ne recherchent la même
chose, cela crée bien des malentendus...
Alain
regardait sa photo. Elle avait toujours ce visage bien dessiné malgré
les années. Elle avait cinquante-six ans. Cinquante-six ans ! Les
femmes qu'il connaissait, nageant dans ces eaux là, étaient, pour la
plus grande majorité d'entre elles, absolument plus du tout
désirables ! Déformées, avâchies, défigurées, bouffies, elles
avaient perdu pour la plupart, tous leurs attraits féminins, dissous
dans les courbes adipeuses d'excès de gourmandises fondues. Elle, elle
ne paraissait pas s'être du tout empâtée, du moins de visage et du
buste, le bas de son corps, sur la photo, étant masqué par le piano
derrière lequel elle se tenait. Il se dit qu'à priori, s'il ne l'avait
jamais connue et qu'il n'avait eu entre ses mains que cette photo qu'on
lui aurait montrée, elle n'aurait eu que peu de chance de retenir son
attention. Elle paraissait froide, et faisait même matrone assez
sévère, trouva-t-il ou directrice d'école à l'ancienne, pas commode du
tout et à qui l'on aurait évité de se frotter. Il ne se souvenait pas
avoir pensé cela à l'époque. Il la trouvait juste sûre d'elle,
inaccessible, très belle et intimidante. Peut-être était-ce tout
simplement l'effet du temps qui lui avait sculpté cet air un peu
revêche qu'elle présentait à présent et s'était substitué à cette
impression ancienne d'inaccessibilité. A moins que ce ne fût son regard
à lui qui avait changé et ne voyait plus aujourd'hui qu'une réalité
ordinaire, autrefois transfigurée par l'amour et leur jeunesse.
Peut-être qu'à présent, il avait accès à sa vraie nature qui n'était
hélas, pas si idéale que ça. Il scrutait la photo, la seule, l'unique
qu'il ait jamais eue. Il aurait voulu voir à travers comme on examine
un écorché anatomique pour essayer de savoir quel genre de personne
elle était au fond, maintenant. Il s'en imprégnait, à l’affût des
impressions qui pourraient surgir pour essayer de deviner des choses
intangibles qui émaneraient d'elle, mais il n'y découvrit rien de plus
que cet air un peu pincé, froid, distant et presque coupant.
Il se demanda
si elle vivait avec quelqu'un, si elle avait eu des enfants, comme lui
et quel genre de mère elle avait pu être dans ce cas... Il se demanda
si elle avait traversé la vie sans trop d'anicroches, à l'abri des
épreuves; certains y parvenaient. Cela ne pouvait pas se voir sur la
photo, bien sûr, mais, malgré son air sûr d'elle, elle avait dû essuyer
son lot de difficultés, comme tout le monde. Quel genre de vie
avait-elle eu ? Il ne l'avait jamais imaginée évoluant dans
l'existence ordinaire des gens ordinaires, en proie aux tâches
ménagères et aux emmerdes de la vie comme tout un chacun, sillonnant
les allées d'un supermarché ou arpentant son appartement, courbée sur
le manche d'un aspirateur. Il se dit qu'elle lui avait semblé irréelle
parce qu'il l'avait idéalisée et il se rendait compte que, aujourd'hui
encore, malgré ses cinquante-six ans, sur cette photo d'écran où l'on
ne discernait pas son regard, des bribes de son aura s'accrochaient
encore à son image. Elle était très belle encore...
Il se l'était
imaginé traversant les années en étant beaucoup plus marquée qu'elle ne
le paraissait. Il l'avait imaginée en surpoids, fatiguée, boursouflée.
Pourquoi ? Aurait-il eu cette presque fascination qu'il éprouvait
encore, s'interrogea-t-il, si cela avait été le cas ? Pas sûr... Et
cela le décevait d'une certaine façon. L'amour ne tenait-il qu'à une
apparence physique ? C'était si trivial, si peu romantique ! L'amour
qu'on portait à quelqu'un n'aurait-il été qu'une illusion d'autant plus
forte que la personne était jeune et jolie ?
A
vingt-quatre ans déjà, elle en imposait et avait l'air parfaitement
indépendante. Elle avait l'air de se suffire à elle-même, d'être
suffisamment forte pour être capable d'affronter la vie et les autres
sans avoir besoin de personne... Elle avait l'air... C'est à dire que
ce n'était pas certain, à y réfléchir à présent... Car qui pouvait se
passer des autres ? Il avait été sensible aussi et même impressionné
par sa supposée supériorité culturelle. Cela avait beaucoup joué à
l'époque, c'était une évidence : en plus de sa culture littéraire
étendue, elle était une musicienne confirmée. Et il tenait ces deux
domaines en grande estime. Il avait pensé qu'elle pourrait lui faire
partager ses connaissances et il lui avait même demandé une liste des
livres qu'elle estimait important d'avoir lus. Cette liste, dans
laquelle il avait pioché consciencieusement, pour choisir des romans
durant des années, il l'avait conservée longtemps, pliée dans son
portefeuille comme une relique précieuse. Et puis c'était la deuxième
femme avec laquelle il couchait et son inexpérience personnelle à lui,
opposée à son élégance, à cette apparence de femme adulte confirmée,
bien campée dans la vie, l'avait intimidé. Il lui avait révélé tout de
suite les sentiments qu'il éprouvait à son égard et elle n'avait pas
tardé à en jouer en lui lançant d'infimes piques puis en l'humiliant
carrément par des allusions vexantes. Il avait compris assez vite qu'il
était peu estimé et au bout de quelques mois, l'histoire avait pris fin
de façon bâclée et précipitée. Mais il y avait pensé régulièrement tout
au long de sa vie. Pas d'une façon constante, mais de loin en loin...
Il se demanda
si elle avait changé ou si elle était la même intérieurement. Il y
réfléchit un moment et pencha pour le fait qu'elle était, à peu de
choses près, sûrement la même et que, s'il la rencontrait demain, leurs
relations en seraient au même point. Non pas qu'il aurait espéré que
ses sentiments changeassent à son égard, mais il aurait aimé qu'ils
puissent, tous les deux, repartir sur des bases plus équilibrées. Pas
pour recommencer quelque chose, reconstruire quoi que ce soit, ni même
avec l'espoir de la revoir parfois. Non, il aurait aimé simplement
pouvoir lui dire qu'il l'avait aimée mais qu'il avait bien compris
depuis longtemps que ça n'avait pas été réciproque. Il aurait aimé
pouvoir lui dire que cela avait été important pour lui à ce moment là
mais qu'il avait surmonté cette déception et que tout ça était fini
depuis longtemps. Il aurait eu envie aujourd'hui, de parler avec elle,
rien qu'une fois, pour lui montrer à elle et se prouver à lui que,
malgré ses airs supérieurs, elle ne l'impressionnait plus du tout et
qu'il pensait que sa simplicité à lui, valait mieux que son
affectation, pour le cas où elle en userait toujours. Peut-être aussi,
pour boucler la boucle, pour créer un pont ; plus entre celui
qu'il était à vingt ans, peu sûr de lui et celui qu'il était
aujourd'hui, qu'entre lui et elle. Il aurait aimé discuter un peu avec
elle, comme des adultes qu'ils devraient être, tranquillement, à froid,
sans rancune de son côté à lui et sans dédain du sien, pour le plaisir
de dépasser une brouille à laquelle il n'avait pas pris part
activement, et puis ne plus la revoir, jamais. Mais les gens ne
changent guère, certains sont défensifs, méfiants et il pensa qu'il
était peu probable qu'elle acceptât jamais de bavarder tranquillement
avec lui. Pas plus aujourd'hui qu'il y avait quinze ans... Car il lui
avait téléphoné un jour, alors qu'il était plongé dans la détresse
inouïe d'une violente crise conjugale. A ce moment là, sa femme était
en train de l'achever sous les coups impitoyables d'une destruction
mentale en phase terminale. Il avait joint Isabelle, en proie à une
impulsion irréfléchie, comme on est capable de faire quelque chose
d'absurde quand on ne sait plus à quel saint se vouer. Il espérait en
elle, une alliée de poids pour tenter de rétablir un peu d'équilibre
dans cette relation de couple qui le déboussolait et le submergeait
complètement. Il appelait juste à l'aide, comme on peut en réclamer à
la première personne en vue susceptible de nous soutenir ou à laquelle
on pense, alors qu'on est dépassé par une situation inextricable.
C'était insensé, il en avait eu conscience tout de suite après, mais il
l'avait fait. Elle avait décroché et il l'avait entendue après ce
silence de quinze ans. Il s'était présenté et elle l'avait vite remis.
Elle ne lui avait pas laissé le temps de s'exprimer bien longtemps,
elle l'avait trouvé importun et après lui avoir rappelé que leur
rencontre n'avait été qu'une parenthèse au cas où il l'aurait oublié,
elle lui avait quasiment raccroché au nez... Il ne l'avait pourtant
jamais embêtée, il ne s'était jamais montré collant ni envahissant. A
l'époque de leur rencontre, il souhaitait la voir bien plus qu'elle ne
le souhaitait bien sûr, mais jamais il n'avait insisté ni ne l'avait
harcelée.
Une amie lui
avait raconté qu'elle avait accepté elle, par gentillesse, de boire un
verre, un jour, avec un ancien amour de jeunesse qui avait souhaité la
revoir. Elle lui avait expliqué que son amoureux de l'époque, après
plus de vingt ans sans plus aucune nouvelle, lui avait à nouveau, très
vite, étalé le grand jeu. Il lui avait révélé qu'il ne l'avait jamais
oubliée, qu'il pensait encore et toujours à elle ; et il avait
même, de but en blanc, fini par lui proposer de recommencer tout avec
lui, comme avant ! Non seulement, elle avait une famille, des
enfants, un mari (le père de ses enfants) avec qui elle s'entendait
parfaitement, qu'elle ne souhaitait absolument pas quitter, mais de
plus, elle n'avait aucune envie de recommencer quoi que ce soit avec
cet ex qui avait peu compté. Sans trop tarder, pour mettre fin à ses
sollicitations, elle l'avait planté là, à finir tout seul sa
consommation.
Elle en
gardait un souvenir embarrassant, pénible et avoua que si elle avait su
qu'il lui jouerait la scène de l'amour éternel, elle aurait refusé tout
net de le revoir ! D'autant qu'il n'en était pas resté là. Par la
suite, il lui avait écrit des lettres quasiment délirantes dans
lesquelles il essayait, par tous les moyens, de recréer un lien rompu
depuis longtemps et qui n'avait aucune chance de se renouer. Elle avait
dû le rembarrer nettement plusieurs fois et finir même par le menacer
de porter plainte s'il continuait de la harceler. Etant donné la façon
dont il s'était conduit à l'époque où il avait découvert qu'elle le
trompait avec un animateur de tir à l'arc durant un séjour dans un club
de vacances, cela ne l'étonnait pas vraiment. Après les avoir découvert
en plein ébats dans leur propre chambre, on l'avait vu traverser les
couloirs du centre, les yeux hagards, hurlant, écumant, désespéré au
dernier degré, dépossédé de toute dignité, pour finalement aller se
rouler dans l'herbe qui menait aux terrains de tennis, griffant le sol
de ses ongles tout en avalant de la terre en gémissant !Isabelle aurait
pu redouter une situation du même genre, même sans être aussi extrême,
car après tout, elle ne pouvait avoir aucune idée de la façon dont il
pourrait se comporter. Et une conduite telle que celle de l'envahissant
revenant n'était jamais à exclure totalement... Lui, aurait pu lui
assurer qu'elle n'avait absolument pas à craindre qu'il risquât de
l'envahir le moins du monde d'une façon ou d'une autre, mais qu'en
savait-elle ?
Il
contemplait la photo et il en eut la certitude : il ne l'aimait
plus. Ce genre de femme ne l'attirait plus. Comment avait-il pu l'aimer
? s'interrogea-t-il. Il préférait à présent les femmes douces,
délicates, gentilles et même un peu timides, pourquoi pas ?
Les questions
qu'il finit malgré tout par se poser tout naturellement, furent :
“Est-ce que le déséquilibre qui s'était installé entre deux personnes
était susceptible de s'inverser un jour ou l'autre ? ”, « Le
jugement qu'on avait sur quelqu'un était-il à tout jamais scellé ?”,
« Pouvait-on finir par se faire aimer d'une personne qui nous tint
un jour pour quantité négligeable ? »
Il essaya de
passer mentalement en revue toutes les femmes qu'il avait rencontrées.
Il s'arrêta sur celles qu'il y a longtemps, il avait dédaignées et il
essaya, honnêtement, d'évaluer s'il pourrait aujourd'hui éprouver à
leur égard autre chose qu'autrefois. Il se dit que oui, peut-être, si
la personne avait évolué favorablement. Il se dit qu'il était prêt,
même, à reconsidérer les choses, en essayant de porter un regard
différent sur quelqu'un, à donner une seconde chance en ne s'appuyant
pas sur un jugement passé définitif. Franchement, il avait du mal à se
projeter dans un présent extrapolé à partir d'impressions et d'images
lointaines du passé. D'ailleurs, qu'étaient devenues ces femmes, tant
physiquement que psychologiquement, vingt ou trente ans après ?
S'il s'arrêtait sur lui-même, physiquement, il n’avait pas changé tant
que ça. Il avait trente ans de plus, mais il avait pris peu de poids et
les rides n’avaient pas encore dévasté son visage. Il pouvait
facilement répondre qu'il était, en profondeur, le même ; que le
noyau de sa personnalité était très proche de ce qu'il était à vingt
ans, mais qu'il avait changé, heureusement; qu'il avait pris de
l'assurance, qu'il s'était construit, avec l'expérience et le temps. Il
ne réagirait plus du tout de la même façon qu'autrefois. En fin de
compte, il n'était plus vraiment le même intérieurement. Toutes ces
femmes non plus forcément. Et si deux personnes n'étaient plus les
mêmes, conclut-il, alors autre chose que ce qui s'était produit pouvait
advenir...
Que se
passerait-il s'ils étaient à nouveau en contact ? se demanda-t-il.
Admettons, se dit-il, qu'elle ne le reconnaisse plus. Ça n'était pas
impossible. D'ailleurs, lui, ne l'aurait pas reconnue, croyait-il, s'il
l'avait rencontrée si longtemps après. Il avait retrouvé ses traits,
mais il pensait que c'était uniquement parce qu'il était à sa
recherche, qu'il savait que, probablement un jour, elle apparaîtrait
sur une photo. Il avait alors reconstruit ses souvenirs à l'aide de son
visage d'aujourd'hui et l'avait reconnue. Sinon, il serait sûrement
passé sur elle comme on croise une inconnue, en l'ignorant le plus
parfaitement du monde, davantage encore si cette physionomie un peu
dure qu'elle présentait, était devenue permanente. Il aurait souhaité
que le hasard les remette en présence l'un de l'autre, pour voir, comme
dans une expérience de laboratoire, ce que cela aurait pu produire.
Mais cette éventualité était bien trop peu probable de se réaliser.
Pour bien faire, il aurait fallu donner un coup de pouce au hasard pour
qu'ils se croisent à nouveau. C'est cela... en convint-il brusquement,
je vais arranger tout comme dans un tournage cinématographique, comme
dans les scénarios de la télé-réalité, pour diriger les situations à
mon avantage ! Ainsi, se rassura-t-il, il aurait aussi l'opportunité de
pouvoir se préparer, d'anticiper leur nouvelle rencontre, pour orienter
le cours des choses dans le sens le plus favorable à son égard. Il se
mit à réfléchir à ce qu'il serait possible de faire pour se retrouver
en contact avec elle, apparemment fortuitement.
La première
idée qui lui vint fut d'essayer de la croiser lors d'une manifestation
locale publique à laquelle elle participerait, et plus particulièrement
lors d'une exposition de peintres amateurs où elle exposerait, comme
elle l'avait déjà fait. Car il avait déjà pu voir, sur le Web, quelques
aquarelles qu'elle avait réalisées et qu'il n'avait pas aimées du tout
: “Des évaporés !” Cela l'avait fait sourire tant le snobisme
transpirait de ce titre affecté sous lequel elle avait réuni cet
ensemble. C'était des mélanges sans forme, de couleurs, à mille lieues
de la moindre représentation de quoi que ce fut. C'était embrouillé,
terne, un peu maladroit, à l'image de ce que l'on trouve dans la
majorité des expositions municipales de peintres du dimanche et de
retraités devenus tous les jours, des peintres du dimanche ! Lui, il
était beaucoup plus sensible au figuratif, même s'il pouvait, parfois,
apprécier des toiles abstraites. Enfin, les goûts et les couleurs comme
on disait... Ce n'était d'ailleurs pas vraiment important. Il
connaissait des gens qui n'avaient pas du tout les mêmes goûts
esthétiques que lui et que, pourtant, il estimait beaucoup. Cette
occasion bien à propos de la revoir s'imposait comme une évidence, en
conclut-il et il ne chercha pas davantage d'idée plus judicieuse. Il se
tiendrait donc au courant de la prochaine expo de laquelle elle serait
et, comme elle habitait à moins de cent kilomètres de chez lui, il s'y
rendrait très facilement le lendemain, décida-t-il. Lors de cette
journée d'inauguration, mêlé à une petite foule villageoise, il
n'aurait pas de mal à passer inaperçu, pensa-t-il. Il se demanda s'il
mettrait des lunettes de soleil ou non... Les stars en portaient pour
ne pas être reconnues, c'était donc que le procédé était efficace. Dans
un premier temps, il voulait l'approcher d'assez près pour l'apprécier
dans son ensemble, pour la voir sous tous les angles, pour la regarder
bouger, interagir avec les autres, pour se faire une idée plus précise
de ce qu'elle était devenue, sans pourtant prendre de risques lui-même.
Quand il aurait vu ce qu'il voulait, eh bien, il aviserait; soit il
laisserait définitivement tomber cette histoire saugrenue, soit il
essayerait de la rencontrer vraiment, un autre jour, lorsqu'il y aurait
moins de monde, pour recommencer de zéro une nouvelle rencontre. Il
connaissait la façon dont se passaient ces petites expositions
municipales. Les jours qui suivaient l'inauguration en grande pompe, à
l'échelle communale, les visiteurs se faisaient rares et les exposants
hantaient souvent les lieux comme des âmes en peine, dans l'attente de
badauds plus ou moins désœuvrés qui pourraient les rassurer quant à
leur talent. Là, il l'aborderait et, soit elle le reconnaîtrait et il
jouerait l'étonnement pour l'extraordinaire hasard capable de produire
une telle rencontre, soit elle ne le reconnaîtrait pas et il tenterait
de nouer une relation plus étroite avec elle pour essayer de la séduire
et, cette fois ci, ne pas lui laisser prendre la main.
Les
précédentes expositions avaient toutes débuté un samedi et c'était tout
à fait logique si l'on voulait avoir le plus de chances de recevoir un
maximum de monde le premier jour. Il laissa donc le temps passer, au
fil des mois, patient, consultant consciencieusement, chaque vendredi
soir, la page des animations culturelles de la ville. Internet
simplifiait bien la vie ! Il avait même pu, sans se déplacer, rien
qu'avec son adresse, circuler virtuellement dans sa rue, s'arrêter
devant son immeuble, zoomer sur ses fenêtres. Il y avait des jardinères
de géraniums sur les appuis de fenêtres ainsi qu'un torchon à cheval
sur la rampe d'une de celles-ci. Pour un peu, il aurait presque pu
l'apercevoir derrière la vitre si le hasard avait voulu qu'elle y soit,
lorsque la petite voiture équipée de l'appareil-photo qui faisait les
clichés était passée à un moment où elle était présente. Parfois, les
gens étaient photographiés marchant dans la rue, vaquant à leurs
occupations. Le programme de repérage virtuel floutait alors leur
visage avant de publier les photos mais on pouvait reconnaître aisément
des passants que l'on connaissait. Certains y trouvaient quelque chose
d'inquiétant comme une espèce de big brother accompli. Alain ne le
pensait pas car on n'entrait pas encore chez les gens malgré eux. Ça
évitait simplement de se rendre réellement sur les lieux, de passer à
pied ou en voiture au ralenti, devant un numéro, en lançant des coups
d’œil furtifs, affublé d'une casquette et de lunettes de soleil très
foncées. Ça économisait du temps mais ne permettait toujours pas
d'effractions dans la vie privée des autres. Il avait donc soulagé sa
curiosité à peu de frais car c'était aussi facile que deux clics de
souris ! Jamais il n'aurait été tenté par l'embuscade. Il ne se serait
vraiment pas vu perdre son temps à l'affût, à contempler la façade de
son immeuble durant des heures pour seulement espérer l'apercevoir,
dans le meilleur des cas. D'autres le firent sûrement, plus
obsessionnels, plus pathologiques. Il était curieux, d'une curiosité
enfantine, mais il avait tourné la page depuis longtemps. Elle
l'intéressait toujours mais comme le souvenir d'un grand amour passé de
jeunesse.
Quelques six
mois après environ, un nouveau “vernissage” fut annoncé dans les quinze
jours. Elle figurait parmi les “artistes”. Il se dit qu'avec un peu de
chance, il la reverrait pour de vrai dans bien peu de temps. Ça tombait
bien car ils étaient en juin et que ses lunettes de soleil seraient
moins incongrues qu'en plein hiver !
Il démarra la
voiture à dix heures. Il serait un peu en avance. Cela lui laisserait
le temps de trouver tranquillement l'endroit précis de la salle des
fêtes du patelin, de se balader en reconnaissance et d'arriver au
milieu du gros de la troupe, entre onze heures et onze heures et demi,
sachant que le début des festivités commençait à onze heures. Il se
gara dans une petite rue déserte du village et se dirigea vers le
centre où devait sûrement être indiquée la salle des fêtes. En effet,
il suivit sans difficulté le petit panonceau qui le mena jusqu'à une
placette gravillonnée qui aboutissait à l'habituel bâtiment sans
charme, converti en salle des fêtes communale. Il y avait pas mal de
voitures dans les environs, ce qui semblait indiquer qu'un nombre
conséquent de personnes devait déjà se tenir à l'intérieur de la salle.
Il sentit son cœur s'emballer. Il portait ses lunettes de soleil, mais
il n'était pas absolument certain de son anonymat. Si elle le
reconnaissait, il se sentirait humilié au plus haut point... Tandis
qu'il avançait, il se dit qu'il n'allait pas pouvoir se permettre
d'entrer à moitié pour évaluer le nombre de personnes déjà présentes au
risque de se faire repérer par une attitude hésitante. Il devrait
avancer bravement, ouvrir la porte résolument puis entrer comme
n'importe quel promeneur matinal attiré par le verre d'apéro autant que
par la première animation capable de meubler un début de week-end. Il
se rapprochait et se persuada qu'il ne dévierait pas jusqu'à
l'intérieur de la salle. La porte claqua derrière lui, mais il y avait
suffisamment de bruit pour que son entrée passât inaperçue. Il y avait
là plein de gens qui discutaient avec, souvent, un verre à la main et
un ou deux gâteaux apéro dans l'autre. Il se redressa, prit l'attitude
la plus naturelle possible et s'enfonça nonchalamment vers la grappe de
personnes qui lui sembla la plus dense pour s'y fondre. Il regarda
lentement, de loin, les œuvres affichées en la cherchant discrètement
du regard. Il la reconnut, de profil, assez éloignée de lui, debout, en
pleine discussion avec une autre femme aussi élégante qu'elle. Il
sentit son cœur s'emballer. Elle l'intimidait toujours
autant ! « Pourvu qu'elle ne me reconnaisse
pas ! » pensa-t-il. Quelle honte si elle le découvrait là, en
plein milieu de cette foule toute acquise à elle, avec ses lunettes de
soleil bidons, en flagrant délit d'espionnage ! Elle irait
vers lui tranquillement, assurée, fière et droite ; elle lui
ôterait brusquement ses lunettes et s'adresserait à lui d'une voix
claire et posée, de cette façon si hautaine qui lui était naturelle,
prenant les autres à témoin, avec un petit sourire narquois, en le
vouvoyant peut-être, même : « Mais qu'est-ce que vous venez
faire ici ? Vous êtes grotesque avec votre déguisement d'agent
secret ! Je vous reconnaîtrais entre mille ! Je vous avais
pourtant bien signifié de me laisser tranquille non ? Vous allez
me harceler ainsi toute la vie parce qu'on s'est croisé à vingt ans,
que j'ai couché avec vous, grisée par l'alcool, un soir de
jeunesse ? Vous allez me fiche le camp d'ici, et tout de
suite ! »Pour l'instant, son regard ne l'avait même pas
effleuré et il en profita pour s'éloigner d'elle le plus possible en se
dirigeant vers des crayonnés situés dans le coin opposé de celui où
elle était située. Son cœur commença à retrouver une cadence moins
effrénée et, tout en faisant mine de s'intéresser aux paysages délicats
fixés sur de larges présentoirs métalliques, il osa la détailler du
coin de l’œil avec plus d'attention. Sa silhouette était toujours fine
et le bas s'accordait toujours aussi bien qu'avant avec le haut. Elle
portait une robe turquoise très chic qui lui allait parfaitement et
laissait voir ses mollets dont la courbe était tout à fait gracieuse.
Il dut convenir qu'elle avait toujours cette classe mondaine alliée à
cette autorité naturelle qui l'avait fortement impressionné il y avait
si longtemps. La partie était loin d'être gagnée ! Il se dit que
pour aujourd'hui, mission était accomplie. Il avait vu ce pour quoi il
était venu, pas la peine de traîner trop longtemps dans les parages et
de risquer de se faire remarquer d'elle s'il voulait pouvoir passer à
la deuxième étape de son plan. L'air de rien, il flâna, le nez pointé
vers les aquarelles, les dessins, les collages, tout en revenant
insensiblement vers la porte d'entrée. Là, il regarda sa montre comme
quelqu'un qui ne doit pas être en retard à un rendez-vous, puis il
sortit.
Il croisa
quelques personnes dans la cour qui faisaient crisser la dragée. Il se
sentit un peu découragé, avec l'impression que le rapport de force ne
paraissait pas près de s'inverser. Pourquoi produisait-elle en lui ces
sentiments d'infériorité ? Vieillie, grossie, il en était sûr,
elle ne l'aurait plus autant déstabilisé. Aurait-il le courage de
l'affronter à visage découvert, seul à seul ou presque ? En tout
cas, la rencontrer en un moment peu fréquenté lui garantirait qu'elle
ne puisse prendre les autres à témoin de sa possible déconfiture. Il ne
s'attarda pas sur son territoire ; après être remonté dans sa
voiture, il prit le chemin du retour.
Au volant,
Alain repensa à cette fameuse anecdote à propos d'un « type »
dont les consonances du mot seul, parvenaient à la faire défaillir et
une idée lumineuse jaillit dans son esprit : « On n'attrape pas
des mouches avec du vinaigre », disait le proverbe. Même s'il ne
se sentait absolument pas bad boy dans l'âme, il allait devenir, pour
la séduire, un de ces « types » dont le contact semblait
tant la troubler à l'époque, malgré ou à cause de ses airs de petite
bourgeoise. Ça ne devrait pas être bien difficile. Il allait s'acheter
un jean mode à coutures extérieures qui faisait tendance, une chemise
du même genre, et une chaîne à gros maillons à arborer autour du cou.
Il se laisserait pousser aussi une barbe de trois jours qu'il
entretiendrait. Le reste, l'air blasé, le regard un peu vicieux, la
moue cynique, ça ne devrait pas être bien difficile à singer !
D'ailleurs, il avait pris des cours de théâtre il y avait quelques
années de cela. Les cours commençaient par des exercices d'échauffement
puis ils s'entraînaient à mimer des émotions, un personnage, une
démarche. Ils devaient ensuite jouer un caractère haut en couleur, lui
faire dire quelques phrases, interragir avec les autres, ils devaient
l'animer, l'habiter, lui donner vie. Il s'était surpris lui-même de ses
exploits. Le secret, c'était d'arriver, tout le temps de la prestation,
à y croire soi-même ! Après quelques mois de ce régime là, ils avaient
monté une petite pièce dont la représentation avait été donnée en fin
d'année. Les costumes, perruques, maquillages libéraient encore
davantage du trac, en créant une distance encore plus grande entre soi
et le public, derrière laquelle se dissimuler. L'année suivante, ils
avaient abordé l'improvisation. Sur un thème ou une idée de départ, ils
devaient, dans un duo d'acteurs, après quelques minutes de mise au
point, se lancer dans une saynète. Il avait vraiment découvert le
plaisir rare d'échapper à soi-même...
Il se
retrouva donc le lundi sur la même placette gravillonnée, déguisé, en
train d'avancer en direction de la porte vers un avenir
incertain : y serait-elle ou n'y serait-elle pas ? En tout
cas, il y aurait beaucoup moins de monde que la première fois où il
était venu car l'endroit était silencieux et déserté des voitures. Il
était un peu plus de dix-sept heures et l'exposition fermait à dix-huit
heures trente en semaine, était-ce indiqué sur l'affiche de
présentation scotchée sur la porte et publiée aussi sur le site. Il
portait ses lunettes de vue qui l'aideraient à ce qu'elle ne le
reconnaisse pas espérait-il car à vingt ans, il n'en portait pas. Il
entra. Il la vit tout de suite car elle était seule derrière une table
en train de lire un livre, vers les présentoirs de ses œuvres. Elle
leva la tête et il lui lança un “salut” familier comme le font si bien
les hommes à femmes. Il se dirigea, en roulant légèrement des
mécaniques, vers le panneau le plus près de l'entrée. Elle lui répondit
bonjour et, comme il lui tournait le dos, il pensa qu'elle devait
prendre le temps de le détailler avant de replonger le nez dans son
bouquin. Il ne fallait pas en faire trop... ni trop peu. C'était
vraiment un numéro d'équilibriste dans lequel il s'était lancé. Il
avança tranquillement dans l'exposition, le temps de retrouver ses
esprits. Il fallait ne plus penser à rien pour n'être plus que ce type,
tout entier dans l'instant, habitué à faire du « rentre
dedans » à la gent féminine. La psychologie de ces mecs n'était
pas très compliquée. Ils y allaient à fond et essuyer des échecs
n'entamaient aucunement leurs certitudes de plaire ! Il remarqua
que, mine de rien, elle le regardait par en dessous. Il finit par
arriver à ses aquarelles. Il prit le temps de les détailler puis, quand
il fut rendu tout près d'elle, il lui lança, d'un coup de menton, en la
toisant du regard :
- C'est vous l'auteur ?
Elle sourit puis répondit :
- Oui, c'est moi.
- Je ne comprends pas grand chose à ce qui ne représente rien. Vous pourriez peut-être m'expliquer... suggéra-t-il en souriant.
Elle sourit aussi, légèrement, et nulle hésitation, nulle réminiscence ne semblait se dessiner sur son visage.
- Ce qui ne
représente rien ? Vous ne voyez rien dans mes aquarelles ?
répliqua-t-elle en se levant. Regardez. Elle le prit par le bras pour
le faire reculer. Dans celui-ci, continua-t-elle, on y discerne des
dunes de sable, vous les voyez ? C'est le désert.
- Oui, maintenant... oui, consentit-il.
- Et
d'ailleurs, nul besoin de reconnaître une image plus ou moins réussie
de la réalité, l'émotion parfois, suffit... Ne ressentez-vous aucune
émotion face à ces dessins ?
Il lui fit face, lentement.
- C'est plutôt quand vous m'approchez que j'en ressens.
- Ah oui ? fit-elle en le regardant droit dans les yeux.
- Ouais, rien
au monde ne peut déclencher plus d'émotions dans les yeux d'un homme
qu'une jolie femme. D'ailleurs, je vais vous dire ce que les peintres
masculins prennent le plus plaisir à reproduire. Il posa sa main sur
son épaule tandis qu'il se pencha vers son oreille pour lui
murmurer :
- Des femmes... plus ou mois vêtues... Non ? Les musées en sont plein.
Elle n'avait
pas reculé, elle ne l'avait pas repoussé, elle l'avait laissé
s'approcher pour entendre la confidence qu'il lui faisait.
- C'est vrai, dit-elle à son tour.
Aucun voile
ne troublait ses yeux qui aurait pu indiquer que, dans cette proximité,
l'ombre d'un souvenir avait pu se glisser dans son esprit.
- Il y a longtemps que vous peignez ? questionna-t-il.
- Oui, j'ai
une profession qui me laisse des loisirs. Cela me permet de m'exprimer
d'une façon plus spontanée qu'avec des mots. Et vous ? Qu'est-ce
qui vous amène ici ? Vous peignez vous-même ?
- Non, pas du tout. Mais j'aime bien regarder.
Ils
discutaient facilement, preuve qu'elle ne l'avait pas reconnu. Il
n'avait pas pensé que ce serait aussi facile de la bluffer. Mais jouer
les vieux beaux lui demandait des efforts cependant. C'était une
contrainte de chaque instant sur lui-même, mais ça semblait marcher. Il
s'était entraîné chez lui, à travailler sa gestuelle et il s'appliquait
à conserver un regard ferme et enveloppant. Il lui expliqua qu'il
gagnait sa vie, partagé entre des chantiers payés au black chez des
particuliers et des parties de poker sur internet (ce qui n'était pas
vrai). Elle lui confia qu'elle était prof de musique et lui expliqua
que la création artistique, musicale ou picturale était un même
processus, surgissait d'un même mouvement et qu'en somme, seule
l'expression finale variait. Au bout d'un moment, elle lui annonça
qu'elle devait fermer la salle de l'exposition et qu'il leur fallait
s'en aller.
- Avec ce
soleil, je vous offre un verre en ville, dans le quartier de la
cathédrale, pour vous remercier de vos explications très instructives,
lui proposa Alain.-
- Pourquoi pas, répondit-elle.
Elle se retourna et rassembla ses affaires.
- Je vous attends dehors, lui dit-il, en sortant le premier.
Il se campa à
l'entrée, les mains dans les poches, avec le soleil qui lui faisait
plisser les yeux. Elle sortit à son tour et donna un tour de clé.
- Ma voiture est là, fit-il en indiquant sa Mercedes de location. Vous m'suivez ?
Elle se retourna, leva la tête et répondit :
- D'accord.
Elle le
suivit jusqu'au Selectif, ce bar branché situé sur une petite place
près du cloître. Quand une fille acceptait de vous suivre boire un
verre, cela signifiait qu'à moins de mettre tout en œuvre pour faire
capoter les choses, la partie pouvait être considérée comme gagnée, se
félicita-t-il.
Elle était là
maintenant, en face de lui, cette femme qui l'avait fait tant languir à
vingt ans et souffrir aussi. Elle l'avait suivi, comme la première
fois, mais là, il n'allait pas lui laisser prendre le dessus !
D'ailleurs, son charme passé n'opérait plus. Elle ne se doutait pas, se
disait-il, qu'elle avait en face d'elle un ancien amoureux éconduit en
train de prendre sa revanche. Elle croyait jouer une nouvelle partie
avec un nouvel adversaire alors qu'elle ne le reconnaissait simplement
plus ! Ça c'était jubilatoire ! Ils sirotèrent leur verre,
tranquillement, au soleil doux de la fin d'après-midi.- J'habite dans
le quartier, lui apprit-elle. J'aime bien les rues étroites du vieux
centre qui retiennent l'ombre et une relative fraîcheur lorsque l'été
est là. Et tout est beau ici et a du charme. C'était le meilleur
endroit où finir l'après-midi. Bien vu !
- Merci. Il y a longtemps que tu es dans la région ?
Il échangea
ses lunettes de vue contre ses lunettes de soleil. Il pensait que cela
accentuerait encore le personnage qu'il souhaitait jouer et il avait lu
récemment, que, confirmant l'intuition commune, des chercheurs en
psychologie avaient découvert que les lunettes de soleil renforçaient
la séduction en rendant plus mystérieux et en masquant les asymétries
du visage. - Oui, enfin j'ai habité à Toulouse toute mon enfance. Quand
j'ai commencé à bosser, j'ai été mutée ici et j'y suis restée car
j'aime l'endroit. Et toi ?
- Moi aussi je suis de la région, mais j'ai pas mal bougé au gré des petits boulots que j'effectuais.
Ils
marchaient à présent dans les ruelles de la vieille ville où elle
habitait et il la raccompagnait. Ils arrivèrent à sa porte, au pied de
l'immeuble qu'il reconnut comme celui de Google street et elle lui
proposa :
- Tu veux monter ?
- Oui.
Il n'était
besoin de rien rajouter. Ils étaient fixés tous les deux. D'ailleurs, à
peu de choses près, ça s'était déjà passé comme ça la première fois.
Elle était ardente et il savait qu'une fois arrivés chez elle, si elle
n'avait pas changé, il n'aurait qu'une chose à faire et c'était de se
jeter sur elle, car elle n'attendait que ça ! Il la connaissait
très bien pour l'avoir pratiquée. Trop peu à son goût, mais
suffisamment pour n'être pas dans l'inconnu total. Le chemin était
balisé.
C'était une
bâtisse ancienne de deux étages, en briques rouges, restaurée assez
récemment. Elle ouvrit la porte et le fit entrer dans l'escalier. Il
eut l'impression de s'engouffrer dans la photo du web. Il la suivit qui
progressait devant lui. Elle s'arrêta, trifouilla la serrure avec la
clé et ils entrèrent. Elle posa son sac sur une chaise et aussitôt il
s'avança sur elle, la prenant dans ses bras et cherchant sa bouche.
Elle la colla à la sienne, tout à fait consentante à cette étreinte. Il
retrouva vite des sensations oubliées, comme un goût de déjà vu qui
n'était pas déplaisant du tout. Elle lança ses escarpins et l'attira
dans sa chambre qui était tout de suite là, après un minuscule couloir.
Il fit glisser la fermeture éclair de sa robe en se disant que cette
fois-ci, il retiendrait tout de son habillement. Elle émergea de la
robe fuseau qui s'était affaissée sur le sol. Dessous, elle portait un
joli ensemble noir en dentelle, composé d'un porte-jaretelles, d'un
string et de bas, et il reconnut bien là son raffinement. Il la bascula
sur le lit et la contempla, de haut, magnifiée par sa poitrine
généreuse, lui silencieux, immobile, comme un fauve prêt à bondir.
Cinquante-six balais, se redit-il. Elle était vraiment bien
conservée ! Elle devait faire très attention à son alimentation,
pensa-t-il. Elle devait aussi s'entretenir avec un programme de
musculation douce pour femmes. C'est sûr qu'il était plus directif qu'à
l'époque et que ça n'avait pas été sa manière de procéder autrefois. Il
était tendre et doux à ce moment là, mais elle n'avait pas apprécié à
sa juste valeur la délicatesse de ce premier amour de jeunesse. Elle se
redressa, s'assit sur le rebord du lit et entreprit de défaire sa
ceinture. Elle dégrafa aussi les boutons de sa braguette. Le passé et
le présent se mêlaient, se superposaient pour créer un instant étrange
tel une photo en surimpression. Il avait l'impression d'être encore ce
tout jeune homme qu'il avait été devant cette jeune femme flamboyante
qu'elle était autrefois. Il avait l'impression d'être enfermé dans un
moment d'éternité contenant à la fois le passé et le présent, d'être la
somme de tous les instants de son existence entre ces deux moments.
Elle savait toujours aussi bien s'y prendre évidemment, elle avait tout
de suite su. A vingt-quatre ans, elle était déjà très expérimentée,
alors depuis, elle avait dû faire du chemin... Au bout d'un moment, il
l'arrêta dans son enthousiasme car il voulait regoûter à ce qu'elle
avait entre les cuisses. Il la repoussa sur le lit et descendit son
jean. Il fit glisser sa culotte et descendit ses mains, en partant de
ses genoux, tout le long de ses cuisses. Il embrassa ses seins, ses
bras, son ventre puis l'intérieur de ses cuisses. Il remonta son visage
et le frotta contre sa toison. Il était au plus près d'elle. Avant, il
aimait tant plonger sa bouche ici. Il la lécha copieusement dans tous
ses plis et replis. Puis, quand ses gémissements s'amplifièrent, il se
redressa et se retrouva, la dominant, agenouillé entre ses cuisses. Il
lui bascula les jambes en arrière en exerçant une poussée sous ses
genoux, ce qui la fit pivoter et ouvrir sa fente. Il s'introduisit en
elle. Il bougea un peu et la baisa, d'abord doucement, puis de plus en
plus vigoureusement. Elle aimait. Son visage se transformait. Elle
aimait et lui ne l'aimait plus. Il aimait la baiser, ça oui, il
retrouvait même son odeur marine, son odeur de marée, son odeur de
crustacés comme celle qui traîne sur les ports de pêche après le retour
des bateaux. Et cette odeur l’enivrait, c'était celle de son corps qui
disait : «Vois l'effet que tu me fais, tu m'affoles... Ne t'arrête
surtout pas !» Ses yeux à elle se firent vitreux et il se retrouva
lui-même, bientôt, en haut de la vague qui déferlait.
- Oooooh..! Mais tu me fais mourir de plaisir, chuchotta-t-elle dans un souffle.
Il roula sur
le côté et planta son regard au plafond. Il était blanc immaculé. Bel
appartement, se dit-il, classe, comme elle... Elle vint poser son
menton sur sa poitrine tandis que ses doigts le caressaient. Son visage
avait perdu son expression de dureté, elle souriait, détendue. Il se
contraignit à jouer son rôle, c'est à dire plutôt détaché, tout à fait
indépendant et pas amoureux pour un sou. Et il sentait bien que de se
conduire ainsi l'attirait cette fois-ci comme un aimant. Elle lui
proposa du thé, mais il lui dit qu'il devait partir. C'est ce qu'elle
disait autrefois. Il sortit du lit, se rhabilla.
- Donne-moi ton numéro de téléphone si tu veux qu'on se revoit, lui proposa-t-il.
Elle lui
énonça les numéros, toujours couchée sur le lit tandis qu'il prenait
congé. Elle se leva enfin et le raccompagna jusqu'à la porte. Elle
accrocha ses mains autour de son cou et l'embrassa.
- J'te rappellerai, lui lança-t-il en tournant les talons.
Il attendit
trois jours avant de la rappeler. Il lui proposa alors de venir chez
elle le lendemain soir, vendredi. Elle accepta tout de suite. Elle
faisait ça avant. Elle débarquait quand le coeur lui en disait, sans
lui donner le moindre signe de vie entre deux rendez-vous. Et entre
chaque visite, il l'attendait. Il passait son temps à l'attendre. Il
passait son temps à attendre, pour vivre cette heure ou deux qu'il
passerait avec elle quand elle daignerait enfin venir. Maintenant,
c'était elle qui allait attendre. Il allait lui faire comprendre ce que
c'était que de vivre vainement, ce que c'était que de sentir le poids
des heures vides quand l'existence n'avait plus aucun sens parce que la
personne qui animait le monde était absente. Il voulait lui faire payer
son indifférence passée et surtout, son insensibilité face à son amour
démesuré. Il aurait préféré qu'elle rompe sans tarder, puisqu'elle ne
tenait pas à lui. Il aurait souffert immensément, mais il aurait fini
par s'en remettre et ces longs mois d'espoirs toujours déçus n'auraient
surtout jamais existés.
Quand il
frappa à sa porte, il était déjà tard. Il devina tout de suite qu'elle
l'attendait. A quoi aurait-elle pu être occupée d'ailleurs ? Son
appartement était en ordre et tout montrait qu'on n'attendait plus que
lui... Elle s'était apprêtée, ses yeux étaient maquillés avec grand
soin. Elle se pendit à son cou.
- Tu m'as
fait languir dis donc, souffla-t-elle. Tu étais si pris que ça toute la
semaine ? demanda-t-elle, en lui picorant les lèvres.
- Oui, je ne suis pas toujours très disponible... fit-il. Les chantiers sont chronophages et les cartes tout autant.
Il l'éloigna
un peu de lui et la regarda comme on évalue une marchandise.
L'apparence y était, son goût vestimentaire était sûr. Il l'entraîna
dans sa chambre, sans transition, la déssapa et se mit à la baiser sans
tarder. Il s'était déjà comporté comme ça par le passé, avec des filles
qui ne le méritaient pas et il le regrettait. Comme la première fois,
elle aimait ce qu'il lui faisait. Elle était vraiment présente, pas
comme autrefois, quand elle l'expédiait. Ils jouirent en décalé, pas de
la même façon, et pas pour les mêmes raisons. Il se retrouva à nouveau
allongé sur le lit, les yeux perdus dans le plafond. Il tourna la tête
pour l'observer. Sa respiration s'apaisait. Elle avait l'air subjuguée.
Comme la dernière fois, il ne s'attarda pas. Il prétexta un rendez-vous
important et l'abandonna à son sort, avec son amour qui commençait à
grandir de plus en plus. Il la recontacta régulièrement, mais à
intervalles de plus en plus éloignés, et à chaque fois, il se
conduisait de cette façon toujours aussi goujate.
Quand ils
s'étaient rencontrés, tout jeunes, il avait envie de parler avec elle,
de communiquer, il avait envie de partager des points de vue, des
impressions, des idées, des sentiments. Il avait envie de mêler son âme
à la sienne autant qu'il aimait mêler son corps au sien. Maintenant,
quand il la regardait après avoir fait l'amour, il se rendait compte
que la valeur qu'il lui prêtait à l'époque, avait vertigineusement
baissé. C'était la quatrième fois qu'il la voyait et déjà, elle
l'encombrait. Les rôles étaient inversés. Il jouait un personnage,
quelqu'un qu'il n'était pas et cette caricature de play-boy blasé lui
devenait comme une seconde nature déjà facile à endosser. La voir
conquise par le tape-à-l'oeil clinquant et la grossièreté de ce
personnage fabriqué de toute pièce le décevait profondément.
L'enchantement qui émanait d'elle lorsqu'elle avait une vingtaine
d'années, s'était dissipé d'une façon proportionnelle aux sentiments
qu'elle lui inspirait à présent. Il la voyait désarmée, faible,
soumise, lâche, bonasse et pour tout dire, presque mémère... Elle qu'il
avait placée sur un piédestal n'était plus qu'une banale petite bonne
femme sans charme, prête à tout pour continuer à le voir. Il n'avait
même plus envie de lui faire payer quoi que ce soit et il se rendait
compte qu'elle ne l'intéressait plus du tout. Elle lui était devenue
complètement indifférente, autant qu'il avait pu l'être pour elle
autrefois. Il en avait fait le tour, il avait bouclé la boucle. Ça
n'était pas difficile, c'était toujours tellement simple quand on s'en
fichait, quand il n'y avait pas ou plus d'enjeu. L'autre était là, on
représentait tout pour lui ou presque, et lui, rien ou presque. Tout
était tellement inégal et tout était dit. Il ne lui restait plus qu'à
la larguer, qu'à la balancer comme on jette la peau d'un fruit pressé.
Elle finit
par se plaindre, par implorer, par pleurer, pour qu'il reste, pour
qu'il fasse attention à elle, pour qu'il cesse de n'être là que pour
tirer un coup, lui balança-t-elle un jour.
- Pourquoi es-tu comme ça ? l'interrogea-t-elle.
- Tu m'aimerais ? questionna-t-il.
- Oui ! affirma-t-elle. Je me suis attaché à toi d'une façon inattendue.
- Comme on
aime un personnage de cinéma, comme on aime un acteur. Qu'est ce que tu
sais de moi ? Tu ne me connais pas vraiment, fit-il. Regarde-moi...
Il enleva sa
chaîne à gros maillons et la balança au pied du lit. Son regard
s'adoucit et, comme par un sortilège soudain rompu, toutes les
mimiques, toute la gestuelle, toute l'aura de celui qu'il jouait
s'évapora comme s'évapore brutalement la personnalité des acteurs de
théâtre lorsqu'ils viennent saluer, à la fin de la pièce et réintègrent
leur identité réelle.
Isabelle le regardait, sans mot dire, ne comprenant pas.
-
Souviens-toi... lui dit-il doucement. J'avais vingt ans et toi
vingt-quatre. A ce moment là je t'aimais, je t'aimais vraiment, mais tu
ne t'en souciais pas... Je suis le même que par le passé, pour
l'essentiel, exactement le même, ce même que tu n'as jamais aimé. Et ce
même, maintenant, ne t'aime plus non plus.
Elle le
dévisageait en silence et soudain, une ombre passa dans son regard. Il
y discerna comme un regret et il comprit qu'elle l'avait enfin reconnu.
Elle se souvenait enfin de lui ou plutôt, elle superposait les deux
images dans son esprit maintenant détrompé. Il sortit du lit, se
rhabilla, boucla sa ceinture. Elle ne dit rien, ne bougea pas, n'essaya
pas de le retenir. Il partit comme les autres fois, sans se retourner,
dans le claquement sec de la porte.
Il ne faut
pas retourner sur les lieux de son enfance ou de sa jeunesse, dit-on,
car on est toujours déçu. Alain, en rejoignant sa voiture, se demandait
si tous les amours de jeunesse étaient voués, eux aussi, à décevoir
forcément...