«Tout
ce qui n'est pas donné est perdu», précepte
indien
«Chaque
homme est un univers»,
Blaise Pascal
La première fois
qu’elle m’a contacté, je ne me suis rien dit
de particulier. Il m’arrivait de dialoguer, parfois, avec
des inconnues qui m’envoyaient un message après avoir
lu des nouvelles que j’avais écrites. Celle-ci avait
vingt ans de moins que moi ce qui n’était pas complètement
négligeable s’il devait se passer quelque chose entre
nous. On a échangé des mails, qu’elle écrivait
sans fautes, et elle a très vite manifesté le désir
de me rencontrer dans un avenir pas trop lointain. Elle aimait,
me dit-elle, la dimension réelle des gens, leur physique,
leur gestuelle, leur odeur, leurs mains, tout ce qui fait notre
réalité charnelle. J’assumais entièrement
cette dimension de ma personne et j’acceptai tout de suite.
Qu’avais-je à perdre d’ailleurs ? Rien : j’étais
seul. On a échangé des photos, puis on a continué
par téléphone. Ses deux premières photos m’avaient
donné l’impression d’avoir à faire à
une jeune femme pas très jolie, à l’allure un
peu naïve, un peu provinciale aussi, car on devinait le duvet
d’une « moustache » naissante qu’elle n’avait
pas pris la peine de faire disparaître… J’ai pensé
que pour une première photo, c’était un peu
risqué de ne pas soigner les détails. Elle s’était
prise, aussi, un peu trop près de l’appareil, ce qui,
on le devinait, déformait la perspective de ses traits. Je
me suis dit que ça n’était pas grave, que son
joli sourire, que ses yeux transparents et éblouis par le
flash, révélaient peut-être une belle âme…
Elle
me déclara assez vite par la suite, dans l’un de ses
mails, en y mettant quand même un peu les formes, qu’elle
aimait le sexe et que la lecture de quelques unes de mes nouvelles
lui avait donné l’envie de faire l’amour avec
moi, leur auteur. Ça m’a assez épaté
cette déclaration sans équivoque, mais je ne m’en
suis pas formalisé outre mesure. J’ai l’esprit
assez libre, et j’ai un certain respect pour les filles qui
n’ont pas froid aux yeux. Ça m’a un peu étonné,
malgré tout, mais en même temps, pas trop : il me semblait
que j’avais assez de facilités pour traiter des sujets
un peu lestes… Ensuite, quand même, à tête
reposée, je me suis dit : « Tu as écrit quelque
chose de tellement fort que soudain, comme dans la pub, non pas
un inconnu vous offre des fleurs, mais une inconnue vous propose
de faire l’amour avec elle. ». Ça m’a flatté
bien sûr. C’était plutôt vertigineux !
Nos échanges
se poursuivaient et comme je lui avais envoyé quelques photos
de moi, prises dans un plan plus large où j’étais
en entier, elle m’a envoyé une série de photos
d’elle, qu’elle venait de prendre. L’objet du
premier message était aussi peu sibyllin que possible : «
Vous montrer mon peignoir… ». Dessous, s’alignaient
six ou sept emails renfermant, en pièces jointes, deux photos
chacun. Je m’empressai de les ouvrir en étant presque
sûr de ce que j’allais trouver, et en me répétant
en même temps : « Non, elle a pas eu l’audace
de faire ça… ». D’abord, ce fut des portraits
d’elle ou l’on apercevait, c’est vrai, le col
de son peignoir. Puis je la vis en buste, puis en pieds, où
elle figurait, assise sur son lit, le peignoir de plus en plus largement
ouvert jusqu’à ces poses, de dos : Sur la première,
le cadrage de la photo ne laissant voir que la partie inférieure
de son corps, elle était à genoux sur son lit, le
buste relevé et elle me montrait ses fesses en remontant
son peignoir. Sur la dernière, elle était couchée
vers l’avant, les genoux repliés, la tête baissée,
cachée par ses cheveux. Elle avait le bas du peignoir complètement
relevé sur le haut du torse, et elle m’offrait ses
fesses en premier plan ainsi que sa petite chatte qu’on devinait,
dans l’ombre de ses cuisses. Elle était très
jolie, d’une beauté blanche, très fine et fuselée,
parsemée de grains de beauté.
Quant à ses portraits, ils avaient changé. C’était
toujours la même, mais ça n’était plus
elle. Disparue la petite provinciale mal assurée et un peu
godiche. Ce que je découvrais était le visage d’une
jeune femme décidée et sûre d’elle, la
cigarette aux lèvres. Elle avait de l’élégance,
du chien, une assurance un peu gouailleuse… Le genre de fille
qu’on verrait bien devant une webcam « sexy ».
Elle me plut tout de suite beaucoup. Et il me vint aussitôt
à l’esprit qu’il n’était pas du
tout évident que je ferais le poids…
On continuait
donc à discuter, de plus en plus familiers tous les deux.
J’aimais bien entendre sa voix un peu garçonne me raconter
des trucs de sa vie, son boulot dans une boutique de musique vétuste
et poussiéreuse qui n’était même plus
chauffée depuis que la chaudière était tombée
en panne. Elle me racontait tout, sa famille, ses galères
de jeune adulte pas mal paumée, son gamin, le père
de son gamin, ses rencontres avec des types de passage pas très
enrichissants à ce qu’elle disait…
Puis elle me confia vite des choses très personnelles et
douloureuses : un abus sexuel dans l’enfance, un viol à
vingt ans, des difficultés relationnelles au sein de sa famille,
son passage dans des squats et la proximité sexuelle à
laquelle elle s’était abandonnée. Elle m’expliqua
qu’à un moment de sa vie, elle pouvait aller avec n’importe
qui car elle pensait n’être bonne qu’à
ça… Elle m’expliqua que ses relations avec les
hommes ne se bornaient, pour leur part, qu’à des tentatives
pour la mettre plus bas que terre, que son estime d’elle-même
était mise en miettes et qu’après six tentatives
de suicide, elle essayait de se reconstruire… Ça paraissait
assez lourd et glauque bien que nos conversations et ce qu’elle
m’apparaissait être au téléphone semblait
plutôt léger et insouciant. Je m’habituais vite
à cette relation tellement différente de toutes celles
que j’avais connues.
Nous convînmes, après de multiples garanties mutuelles
sur nos identités respectives, de façon à éviter
une mauvaise rencontre, que je passerais la prendre à la
porte de son magasin, au soixante de la rue R, à Paris, la
semaine suivante. Elle m’envoya le lendemain, un email me
demandant de ne plus l’appeler jusqu’au jour de notre
rendez-vous car elle avait, m’expliqua-t-elle, une surprise
à me faire. Je n’aime guère les surprises et
son espèce de mise en quarantaine sans véritable justification
me mit tout de suite mal à l’aise. Après deux
jours de silence, bien que ne désirant vraiment pas être
envahissant, je lui manifestai quand même mon embarras quant
à son souhait. Elle tenta de me rassurer alors, m’expliquant
que sa vie quotidienne entre son travail et son fils de deux ans
ne lui accordait guère de loisirs et qu’elle voulait
me faire la surprise d’un texte qu’elle rédigeait
spécialement pour moi en essayant de se remettre à
l’écriture, chose qu’elle n’avait plus
faite depuis des lustres. Elle me dit qu’elle comprenait mon
désarroi et que je pouvais continuer de l’appeler si
je le voulais. Ce que je fis, mais modérément, pour
ne pas risquer d’être pesant.
Le week-end
approchait. Elle finissait à dix-neuf heures et c’était
l’heure à laquelle, en quittant mon travail, je devais
pouvoir arriver en venant de province où j’habitais.
Ce premier rendez-vous en chair et en os, nous l’attendions
impatiemment. Je ne sais pas lequel des deux l’attendait le
plus. Elle semblait plus fébrile que moi car elle m’avait
proposé carrément, au cas où ça collerait
entre nous, de poser, le temps du week-end, ma brosse à dents
chez elle, selon sa propre expression… Moi, j’essaye
en général, de ne pas trop perdre le contact avec
la réalité que je sais toujours prompte à faire
basculer les choses à la renverse.
J’ai donc, un vendredi soir, avalé les kilomètres
en me contraignant à ne pas trop laisser libre court à
mon exaltation. J’avais branché mon GPS pile à
l’endroit où elle devait m’attendre. C’était
l’hiver, il faisait nuit, il faisait froid, et arrivé
dans Paris, mon allure a forcément commencé à
ralentir dans les bouchons. Je l’ai appelée et lui
ai laissé un message sur son portable pour lui dire de patienter
encore au moins vingt minutes avant de sortir se geler sur le trottoir
pour m’attendre. Il y avait tout ce trafic, toutes ces lumières
dans cette ville grouillante et je savais que quelque part, vers
où je me rapprochais, elle était là, que nous
allions bientôt nous rencontrer, nous voir, nous appréhender
d’une nouvelle façon, qu’on allait se heurter
à la réalité, décevante ou heureuse,
que nous étions distincts et qu’on ne serait pas forcément
heureux ensemble ou déçus ensemble, que l’un
pouvait être déçu par l’autre, et l’autre
pas… C’était risqué et ça pouvait
faire mal. J’ai tourné, les rues se sont rétrécies.
Il y avait du monde sur les trottoirs. Mon GPS m’indiqua vite
que j’étais arrivé. J’ai regardé
de tous les côtés pour trouver le numéro de
sa boutique et elle est entrée dans la voiture. Soudainement,
brusquement. Je ne l’avais pas vue arriver. Elle avait un
joli manteau bleu BCBG, un petit béret, des cheveux clairs
qui rayonnaient et un adorable sourire d’une douceur inouïe.
J’ai ouvert des yeux hallucinés et j’ai pensé
aussitôt que c’était râpé pour moi.
Des jolies filles, j’en avais déjà eues, mais
j’étais plus jeune. Nous avions à ce moment
là le même âge, et ça n’avait quand
même jamais été évident avec elles. Celle-là
était belle comme un mannequin, et elle en avait aussi la
stature. A vrai dire, elle devait même me dépasser
un peu. Je me suis redis que j’avais aucune chance tout en
me convainquant en même temps qu’il ne fallait jamais
partir battu. Du reste, j’avais d’illustres prédécesseurs
pour qui, ainsi que pour leur compagne, ça ne semblait pas
poser de problèmes… Et si je n’étais pas
très grand, j’étais toujours mince et assez
athlétique. J’ai redémarré tout de suite
car il y avait des voitures derrière moi. Il n’y avait
aucune place où se garer dans le quartier, alors je lui ai
proposé de trouver un bar pour aller boire un verre.
Comme elle habitait en Seine-Saint-Denis, on est remonté
vers le nord et avant de sortir de Paris, comme les trottoirs se
clairsemaient, je me suis engouffré dans un parking souterrain
privé. On est ressorti à l’air libre et on est
entré, après avoir croisé quelques groupes
d’individus pas très rassurants, dans le premier café
venu. Elle a voulu rester à la terrasse chauffée,
à l’abri des bâches, pour pouvoir fumer librement.
Elle a commandé un Martini gin et moi un chocolat chaud.
Elle était toujours aussi belle, posée, souriante
et délicate. Tout n’était peut-être pas
déjà perdu… On a discuté un moment dans
une espèce de conversation surréaliste puis, comme
l’heure avançait, j’ai proposé qu’on
y aille. Elle a dit oui et on est reparti, emportant avec nous la
bulle harmonieuse dans laquelle on était enfermé depuis
qu’elle était montée dans la voiture. On a tâtonné
un peu avec le GPS qui voulait pas afficher sa rue puis on est reparti.
Je la ramenais ou j’allais chez elle, je ne savais pas. On
continuait donc de discuter comme si ce qui se passait était
absolument banal et donc normal. En même temps, je redoublais
d’attention pour ne pas accrocher une voiture ou harponner
quelqu’un. On était presque arrivé chez elle
quand elle a bondi en me criant : « Attention ! ». En
effet, l’espèce de grand sac plastique qui traînait
au milieu de la rue en se soulevant mollement n’était
pas un sac poubelle, mais un type vêtu de noir, complètement
beurré et allongé au milieu de la chaussée.
« Bienvenue en Seine-Saint-Denis ! » elle m’a
fait. Ouais, j’me suis dit, d’accord, c’est peut-être
pas des légendes tout ce qu’on raconte sur le département…
On a tourné un moment et on s’est déniché
une place. On est sorti et après qu’elle eut pris quelques
paquets qu’elle avait mis dans le coffre, je lui ai demandé
si je prenais mon sac de voyage. Elle a acquiescé. Ça
voulait dire que ça se passait bien. Ça voulait dire
qu’à moins d’un truc extraordinaire, j’allais
passer la nuit avec elle. C’était incroyable. On a
marché dans des rues sombres plutôt flippantes puis
on s’est retrouvé devant la porte en bois un peu défoncée
d’une petite courette d’un immeuble assez délabré.
Après avoir tourné la clé, elle a forcé
le bois qui avait joué et on est entré dans la courette.
J’ai levé la tête : une kyrielle de paraboles
tapissaient la façade de l’immeuble. Elle a ouvert
la porte d’entrée et m’a fait entrer après
avoir allumé la lumière. C’était refait
à neuf, tout beau, tout propre, une autre bulle plus grande
pour accueillir la notre. Il y avait de-ci de-là, des couleurs
rousses comme les feuilles d’automne, sur le tapis du sol,
sur le grand patchwork ensoleillé du mur. J’ai posé
mon sac dans un coin et je me suis assis sur le canapé après
lui avoir passé mon blouson. La soirée commençait.
Je l’ai aimée très vite. C’était
pas difficile avec sa frimousse enjouée, sa jeunesse et ses
manières décidées ! Je l’ai aimée
comme j’avais pas aimé depuis longtemps.
J’ai débouché une bouteille de vin et elle m’a
offert un cadeau enveloppé dans un joli papier vert. J’ai
déchiré celui-ci et j’ai découvert un
petit recueil de bandes dessinées en noir et blanc réservé
aux adultes. C’était un ensemble de plusieurs histoires
très crues, racontées et illustrées par différents
dessinateurs connus. Elle avait noté à mon intention,
quelques lignes pleines de promesses sur la page de garde. Elle
m’observait, debout devant moi, tandis que je tournais et
retournais son livre, très ému. Elle était
pleine d’attentions et me semblait vraiment un ange venu de
l’enfer d’où elle m’avait dit s’être
échappé. Je me suis levé et lui ai tendu un
exemplaire d’un recueil de nouvelles fameuses. On a discuté
un peu, moi sur le canapé, elle sur un pouf devant, puis
on est ressorti pour aller chercher une pizza trois rues à
côté. En revenant, je suis allé moi-même
accrocher mon blouson dans l’unique pièce qui jouxtait
la pièce principale et qui était la chambre de son
fils : un petit réduit avec une fenêtre qu’il
fallait partager avec l’autre pièce, la cloison la
coupant verticalement en deux. C’était pas grand mais
c’était mignon. Il y avait des trucs d’enfants.
J’avais connu tout ça… Maintenant, les miens
étaient plus grands. Je l’imaginais, toute seule là-dedans,
avec son p’tiot, dans cette banlieue dure et sinistrée,
loin de sa famille qui vivait dans le Nord avec qui, de toute façon,
les choses se passaient mal, et j’ai été pris
d’une vague de tendresse à son égard. Je suis
repassé à côté et j’ai siroté
un verre de vin, au bar de sa cuisine américaine, assis sur
un tabouret, tandis qu’elle se douchait. Il y avait des petites
lumières tamisées un peu partout dans la pièce.
J’étais bien. Je l’entendais se doucher dans
la salle de bain attenante, cette fille que je ne connaissais pas
deux heures avant, et je me disais que cette histoire ressemblait
vraiment au scénario d’un film. Tout était complètement
irréel, du décor de son appartement aussi récent
et épuré qu’un studio de cinéma jusqu’à
sa gentillesse extrême. Je ne me suis pas posé trop
de questions, je me suis dit qu’il fallait apprécier
le moment présent et que cela suffisait. Elle s’est
pointée, toute belle dans sa petite robe noire qui laissait
voir ses jolies jambes sous des bas à coutures. J’étais
un peu au paradis, je savais que je vivais un moment privilégié,
quelque part dans une espèce d’univers parallèle…
On a réchauffé la pizza et rien n’est venu tout
foutre par terre. A minuit, j’étais sur son canapé.
J’ai approché mon visage, j’ai soulevé
ses cheveux que j’ai respirés et je l’ai embrassée
dans le cou, à la naissance de la mâchoire. Son parfum
me convenait parfaitement. Il était délicat, avec
de la personnalité, un parfum d’amour.
Je l’ai aimée avec beaucoup de douceur, la même
douceur que celle dont j’avais fait preuve à vingt
ans, avec une qui ne l’apprécia pas à sa juste
valeur. Je l’ai beaucoup caressée, beaucoup embrassée.
Sa lèvre inférieure était charnue et gourmande.
Je voulais explorer chaque centimètre carré de sa
peau.
- Clo, tu es très jolie, très, très jolie.
Tu sais que tu es très jolie ?
- On me l’a dit, mais je n’y ai pas cru.
- Qui as-tu donc rencontré ? Tu n’as rencontré
que des brutes ?
Silence.
- Les mecs me baisaient et c’était tout. Après
ils partaient. Je n’ai jamais dormi avec quelqu’un.
J’avais du mal à y croire, à ce monde de sauvages
sans humanité. Mais elle ne m’avait raconté
que des trucs comme ça… Il fallait bien croire à
la réalité, même si elle était désespérante.
- Dans tes bras, j’ai l’impression d’être
comme à la maison, me déclara-t-elle.
- Tu veux dire quoi exactement ?
- Je suis bien comme on doit l’être à la maison…
Je suis bien avec toi parce que, pour la première fois, je
suis tout à fait moi-même, sans tricher, sans jouer
un rôle.
- Je suis, moi aussi, très heureux de te connaître.
Je l’ai gardée contre mon épaule en promenant
mes doigts sur sa peau tandis qu’elle ronronnait. Cette première
nuit, nous n’avons pour ainsi dire pas dormi. En général,
on ne dort pas parce qu’on a des soucis. Cette fois là,
je n’ai pas dormi par excès de bonheur. Je ne me suis
pas lassé de la sentir toute la nuit contre moi. Au matin,
après avoir enfilé un jean et un pull sous son duffle-coat,
elle est allée chercher des croissants. On a déjeuné
puis je suis parti voir mon père à la maison de retraite
en lui donnant rendez-vous, à elle, dans la soirée,
puisqu’elle travaillait toute la journée du samedi.
J’étais dans cet état d’esprit qu’on
a quand on est amoureux et que tout se passe pour le mieux. Un état
d’esprit assez rare pour mon compte. Dans l’après-midi,
je suis allé faire le plein de bons trucs pour le repas du
soir. Je ne me suis pas embêté ; j’ai pioché
des petits plats surgelés très fins dans un magasin
d’une enseigne réputée. Lorsque je suis revenu,
le soir, la magie a fonctionné à nouveau, l’appart
silencieux, les lumières tamisées. Je me suis tranquillement
activé à la cuisine, sortant les poêles, les
spatules pour réchauffer les émincés de canard,
le mélange de girolles et les petites pommes de terre rissolées.
J’ai débouché une bonne bouteille et elle est
ressortie de la salle de bain toujours aussi affriolante. La deuxième
soirée a ressemblé à la première. Peut-être
bien qu’elle était juste le prolongement de la première…
En fait, tout le week-end n’a fait qu’être comme
une longue soirée ou une longue nuit entrecoupée d’une
ou deux sorties obligatoires pour qu’elle aille se ravitailler
en cigarettes comme on le fit en fin de matinée, le dimanche
matin.
Il faisait assez frais, le ciel était blanc. A un moment,
comme elle avait oublié ses gants, elle voulut mettre sa
main dans ma poche et l’enroula à la mienne. Je me
demandais de quoi on avait l’air tous les deux, à déambuler
dans ces rues désertes, ce dimanche matin. Un père
et sa fille ? J’en avais un peu rien à foutre, mais
je comprenais pas ce qui m’arrivait et j’avais assez
de mal à y croire. Je comprenais pas comment j’avais
pu me dégotter cette fille de vingt ans plus jeune que moi,
qui me parlait, semblait m’écouter avec intérêt,
me regardait en souriant et passait son temps à vouloir s’envoyer
en l’air avec moi. C’était un peu comme si j’avais
gagné la super cagnotte du loto avec un billet offert. Et
d’ailleurs, c’est ce qu’elle me dit. C’est
vrai que ce qu’elle me faisait, les autres, qui étaient
venues avant, avaient pas eu la même inspiration… C’est
vrai qu’elle était toute à son art, qu’elle
m’embrassait partout jusqu’à la pointe des orteils,
qu’elle avait si peu de tabous avec son corps que déjà,
le deuxième jour, elle laissait la porte des toilettes grande
ouverte en y allant. Pour elle, tout semblait aussi simple et naturel
que pour toutes ces actrices de porno qu’on voit se faire
enfiler de tous les côtés à longueur de films
sur Internet. Et d’ailleurs, je me demandais un peu d’où
elle venait cette fille que je ne connaissais pas, à la vie
passée pour le moins trouble à ce qu’elle m’avait
raconté. Elle pouvait m’avoir baratiné n’importe
quoi. Peut-être qu’elle était actrice de X ou
prostituée. Rien n’était impossible. Mais alors
pourquoi m’aurait-elle choisi ? Les actrices de X avaient
l’embarras du choix, quant aux prostituées, elles étaient
tarifées et je n’avais rien payé.
On a erré dans le quartier et on a atterri dans son tabac
préféré tenu par des asiatiques. L’air
était vif et sec et je ne me sentais pas très à
l’aise dans cette banlieue qui m’était inconnue,
où l’on pouvait croiser un type en treillis, stationné
au milieu du trottoir, en train d’écouter grésiller
à fond la musique saccadée de son téléphone
portable ou voir s’avancer droit sur vous, avec un visage
résolu et fermé, une jeune métisse, tout de
noir vêtue, bardée de chaînettes, qu’on
s’attendrait à voir dégainer un cran d’arrêt
pour, sans un mot, vous le ficher dans le ventre… On a bouclé
le circuit par un autre chemin et on s’est retrouvé
chez elle. Derrière la rue, derrière les arbres, se
dressaient deux espèces de tours et je lui fis remarquer
qu’un gros malin muni d’une lunette ou d’une bonne
paire de jumelles montées sur pied pourrait, si l’idée
lui en venait, admirer la qualité de nos ébats. Elle
a regardé, elle a pesé le pour et le contre et elle
a refermé un demi volet en pensant sûrement à
tout ce qu’elle avait déjà fait ici, avec d’autres
que moi… Du coup, on s’est retrouvé dans la pénombre.
On a grignoté quelques fruits et on a fait un sort aux deux
petites tartelettes au citron que j’avais ramenées
la veille et qu’on n’avait pas touchées. Après
? On est reparti au lit. Qu’est-ce qu’on pouvait faire
de mieux dans cet appartement minuscule ? Elle m’a fait lire
la nouvelle qu’elle avait écrite et qui était
pas mal réussie, on s’est montré deux trois
trucs sur son ordinateur portable qu’on tenait sur les genoux
puis on a recommencé à s’embrasser, à
se tenir, à se frotter. A un moment, je me suis retrouvé
à nouveau en elle. J’étais allongé et
elle était au-dessus de moi. Elle aimait bien mener la danse,
m’apprit-elle.
Elle devait, dans la soirée, récupérer son
gamin que son père lui ramenait. Moi, j’en avais au
moins pour deux heures avant d’être rendu chez moi et
en fin d’après-midi, je me suis décidé
à sortir de son lit, à enfiler mes vêtements
et à lacer mes chaussures. Elle s’est rhabillée
aussi, je l’ai embrassée et je lui ai dit : «
Je t’appelle en arrivant. ». Elle a fait oui de la tête
et je suis sorti. Il faisait nuit ce dimanche soir, le périphe
était un long ruban lumineux et j’avais très
peu dormi depuis deux nuits. J’ai pensé qu’il
ne fallait surtout pas que je m’endorme au volant. J’étais
dans une espèce de coton, heureux, à moitié
sonné et je me demandais à quoi pourraient bien ressembler
les semaines à venir. La route n’a pas été
trop dure ni trop longue. En arrivant, j’ai posé mon
sac et sans avoir retiré mon manteau, j’ai allumé
Internet : mon ordinateur mettait une plombe avant d’être
opérationnel. La diode de la connexion à l’ADSL
clignotait et j’ai pesté devant le manque de fiabilité
de ce foutu réseau. J’ai mis la table et j’ai
commencé à manger le plat tout préparé
réchauffé au micro-onde en espérant que la
connexion allait vite se rétablir. Ça n’a pas
été trop long et avant même que j’ai commencé
la vaisselle, je suis allé relever ma messagerie électronique.
Là, il y avait un message de Clo avec la première
phrase affichée en grisée. J’ai pas pris la
peine de lire, j’ai tout de suite cliqué dessus pour
disposer de son intégralité. Je l’ai aussitôt
eu sous les yeux :
«
Antoine,
Je préfère
qu'on s'en tienne à un week-end parfait qui n'aura jamais
de suite. Je n'arrive pas à t'imaginer dans ma vie, entre
nos différences d'âge réelles, et Paul que je
ne saurais pas où mettre dans cette histoire.
Je ne laisse aucune chance au bonheur c’est vrai, mais c’est
mon choix même si c’est peut-être le mauvais.
Tu m’as apporté plus que quiconque en si peu de temps,
tout était parfait, de A à Z, sauf l’avenir
que je ne crois pas pouvoir inventer.
Merci à toi.
Adieu.
Clotilde
»
Une fraction
de seconde, je n’ai pas compris. Puis j’ai cherché
l’erreur qui s’était glissée dans la réalité
pour tout faire déraper, l’aiguillage qui m’avait
télescopé dans un autre univers parallèle,
mais cette fois-ci cauchemardesque. Et puis, ce n’est pas
la sensation d’une douche froide que j’ai ressentie,
mais celle d’une douche glacée, glacée et polaire.
Elle avait joint, à la suite de son message, deux photos
qu’elle venait de prendre d’elle. Et sur ces photos,
ce n’était plus le visage de la jolie jeune femme ouverte
et radieuse avec qui j’avais passé le week-end que
je contemplais, mais celui, froid et déterminé, d’une
serial killeuse. Comment pouvait-on faire montre d’autant
de duplicité ? Comment pouvait-on faire un truc pareil aussi
violent ? Elle m’avait fait passer, en l’espace de trois
heures, de l’enchantement de son lit, le plus exquis, à
un rejet imprévisible, brusque et définitif. J’ai
frissonné. Putain, avec tout ce qu’elle m’avait
raconté, j’espérais qu’elle ne m’avait
pas refilé le SIDA. Je m’étais protégé,
mais je l’avais quand même léchée copieusement…
J’ai essayé de l’appeler mais ça sonnait
toujours occupé : elle avait dû décrocher son
téléphone en prévision de mon appel. Alors
je lui ai envoyé un mail, court. J’y ai mis les formes,
moi. Je n’ai pas exprimé de rancœur. Je lui ai
dit que, pour moi aussi, le week-end avait été parfait,
que j’espérais juste qu’elle ne m’ait pas
menti sur sa sérologie… J’ai appelé Sida
Info Service et après un assez long moment d’attente,
une « écoutante » m’a rassuré en
m’affirmant qu’à moins d’un cas exceptionnel,
je n’avais aucun risque. Ensuite, j’ai pas essayé
de la rappeler. De sa part, plus rien non plus. Pas de réponse,
pas de coup de téléphone. Le silence absolu.
Trois jours sont passés, puis je reçus un email d’elle
qui tentait de se justifier, d’une façon pas très
convaincante, par sa brusque prise de conscience de notre grand
écart d’âge, de la peu probable viabilité
de notre avenir commun et finissait par un « Je t’aime
» paradoxal. Je lui ai répondu en exprimant ma désapprobation
sur sa manière aussi brutale d’agir, mais sans l’envoyer
sur les roses. J’aime laisser une chance aux gens. Elle n’était
peut-être pas très stable et si elle avait dit vrai
sur son passé, elle pouvait effectivement avoir des réactions
pas toujours très cohérentes… C’était
vrai aussi que j’avais vingt ans de plus, mais ça n’était
pas une découverte pour elle. Je ne lui avais rien demandé
non plus, je n’avais fait aucun projet d’avenir évidemment,
sans non plus l’exclure totalement, mais à aucun moment
je n’avais abordé le sujet. J’étais là,
dans le présent, ou l’avenir très proche, qui
probablement ne pourrait jamais, à mon avis, dépasser
le grand maximum de six mois. Trois mois intenses et heureux m’auraient
déjà comblé de bonheur. Je pensais qu’on
avait échangé quelque chose de vrai et de profond.
Et donc, quelque soit l’issue de notre rencontre, de nos choix
respectifs, il me semblait couler de source qu’on pouvait
se parler au moins un peu, avant de continuer chacun nos routes,
si tel devait être le cas, au lieu de se jeter comme on jette
un importun ou un imposteur ! Si elle avait été armée
de bonne volonté, je n’aurais pas été
contre lui proposer mon soutien, si elle en avait eu besoin. Mais
il n’était pas du tout évident non plus, qu’en
la découvrant, j’aurais été prêt
à l’accepter de manière inconditionnelle, même
au bénéfice de son jeune âge. Elle me répondit
en alternant encore le chaud et le froid, en tentant de m’expliquer
les raisons de sa fuite que je pouvais comprendre, bien sûr,
tout en m’assurant que je lui manquais comme un membre amputé.
Ça n’était plus la douche froide, c’était
maintenant la douche écossaise. Elle m’expliquait qu’elle
ne pouvait accepter de s’appuyer sur moi pour combler ses
manques et son absence de confiance en elle, que c’était
dans la solitude qu’elle devait se reconstruire, qu’elle
ne voulait pas m’imposer ses insuffisances car elle avait
peur de n’être pas à la hauteur de mes qualités
morales…
Un vendredi soir, deux semaines après notre rencontre, sans
que rien ne le laisse présager, elle appela. Je lui répondis
sans aucune distance ni animosité, trop heureux de l’entendre
à nouveau. Elle me dit que sa précédente attitude
avait été dictée par l’émotion
et la confusion qu’avaient engendrés des sentiments
contradictoires, mais qu’elle avait fait le point et que les
choses étaient plus claires pour elle maintenant. Elle me
demanda si j’avais reçu son courrier. Je lui répondis
que non, je ne l’avais pas reçu et je m’enquis
de savoir ce qu’il contenait. Elle m’avait envoyé,
m’affirma-t-elle, le résultat négatif de son
test au HIV, qu’elle avait passé, ainsi qu’un
petit livre qu’elle avait beaucoup aimé. Non, lui répétai-je,
je ne l’avais pas reçu encore, mais sûrement
le lendemain, ou au pire, le lundi. Je crus tout ce qu’elle
me dit parce qu’on croit facilement tout ce qui va dans le
sens de nos désirs… Et nous reprîmes tout naturellement
nos conversations comme si rien ne s’était passé.
Comme je devais monter à Paris le mercredi suivant pour une
consultation médicale, elle me proposa de passer une autre
nuit chez elle. Evidemment j’acceptai. Je n’attendais
que cela. Cette fois-ci, il y aurait son petit garçon, m’informa-t-elle.
Oui, ça ne me dérange pas, lui répondis-je.
Et au contraire, me disais-je, je trouvais ça plutôt
rassurant qu’elle me présente à son gamin. Je
n’étais ainsi, peut-être pas qu’un mec
de passage de plus comme je le craignais... J’en profitai
pour l’inviter à mon tour le week-end suivant, c'est-à-dire
dans une semaine. Elle accepta sans hésitation.
Le dimanche soir, elle m’envoya un email me demandant de ne
pas l’appeler le lendemain soir car elle avait des amis qui
s’étaient invités à l’improviste.
Elle finissait en me disant qu’elle trouvait que c’était
long, une journée sans m’entendre… Je commençais
à trouver qu’elle en faisait un peu trop, et en même
temps pas assez. Je commençais à trouver moi, que
ça faisait beaucoup tous ces empêchements, tous ces
imprévus, toutes ces indisponibilités qui se succédaient
de façon inopinée et bien à propos.
J’ai
apporté un album de littérature enfantine que j’ai
offert à son gamin tout blond qui n’arrêtait
pas de causer. Il était marrant, tout de suite très
à l’aise avec moi, pas farouche pour un sou. C’était
un vrai moulin à paroles, mais sympa, de bonne humeur, pas
capricieux. Je l’ai collé dans sa chaise haute quand
sa mère eut fini de lui préparer son repas. L’appartement
n’avait pas changé, je commençais à m’habituer.
Pourtant, ça ne m’apparaissait pas aller de soi que
je m’habitue à cet endroit et à cette fille.
Ça ne m’apparaissait pas comme une chose possible.
Ça tenait sûrement à quelque chose, chez elle,
d’insondable, à une manière d’être
que je percevais un peu, comme trop éloignée de la
mienne, à toutes ces zones d’ombre qui faisaient que
je ne m’y fiais pas trop…
On a passé le même genre de nuit que les précédentes.
J’ai retrouvé son odeur aimée, ses lèvres
pulpeuses et sa jolie chatte accueillante et avide qu’elle
avait faite épiler. On a baisé avec facilité,
même si j’étais toujours un peu sur la réserve.
L’après-midi, après l’avoir quittée
le matin, je lui ai envoyé un SMS lui disant que j’étais
heureux de la connaître davantage et de me sentir encore un
peu plus proche d’elle, auquel elle répondit par un
: « Moi pareil, même si j’ai l’impression
de découvrir à peine une infime partie de toi et qu’il
reste tant de choses à vivre, à faire, à voir,
avec grand plaisir… »
Trois
jours après, c’est moi qui l’attendais à
la sortie de la petite gare de province. Il faisait nuit mais, à
son joli béret, je la reconnus vite de loin. On s’est
embrassé puis elle est montée. Je conduisais dans
la nuit et elle avait posé sa main sur ma cuisse. Je la lui
caressais en lui jetant des coups d’œil, parfois. Elle
avait faim, me dit-elle et elle était contente d’être
en fin de semaine et ici avec moi. Je lui avais préparé
un bon repas fait maison. J’avais tout prévu pour que
tout soit réussi, en tout cas, pour ce qui relevait du culinaire.
Ces deux jours, comme les précédents, sont passés
vite, tout en douceur, sans le moindre accroc. Le samedi après-midi,
je l’ai emmenée visiter l’abbaye toute proche.
Le lieu était touristique, mais peu fréquenté.
La température, toujours aussi basse, lui mettait du rose
aux joues.
- Ça sera sûrement très joli quand on reviendra
au printemps, fit-elle.
- Oui, ça l’est, lui répondis-je. L’été,
ça ressemble à un havre de paix planté au milieu
de la chaleur. C’est très calme. Pour un peu, on se
croirait toujours au moyen-âge.
On est allé marcher un peu en forêt et à un
moment où elle revenait sur ses tentatives de suicide passées,
je me suis arrêté, je l’ai prise par la taille
et je l’ai embrassée en lui disant que ça aurait
été très, très dommage si elle avait
réussi. Je ne m’en méfiais plus, je m’y
attachais et je l’aimais sans même m’en rendre
compte. On est revenu se mettre au chaud et la soirée a été
douce comme si on était ensemble depuis longtemps. Le dimanche
aussi est passé de la même façon. On se mettait
à table à trois heures de l’après-midi
et on ne faisait pas grand-chose, juste goûter le plaisir
d’être tous les deux.
Le dimanche soir, elle s’est pointée vers le lit où
je l’attendais, avec une petite jupe noire qu’elle venait
d’acheter et qu’elle me montrait. Elle s’est agenouillée
près de moi alors que je la complimentais puis elle l’a
relevée pour que j’admire ses bas noirs où couraient,
en haut, deux jolis rubans de soie rouge tissés dans les
bandes de dentelle. Elle avait pris soin de retirer sa culotte et
elle se tortillait en me fixant.
- Viens là, lui commandai-je en l’attirant.
Tandis que je la baisais, quelques minutes plus tard, allongée
sur le dos, les cuisses ouvertes, elle redressa la tête et,
plongeant son regard vers le bas, elle m’interrogea :
- C’est beau hein, avec mes bas ? Tu aimes ?
- Oh oui, bien sûr, fis-je, ne tardant pas à m’effondrer.
On s’est réfugié sous la couette et on a éteint
la lumière. Je l’ai tenue serrée contre moi,
collé contre ses fesses, baignant dans le parfum de ses cheveux.
A quatre heures du matin, elle s’est levée pour aller
aux toilettes. En revenant, elle tâtonnait dans le noir et
se mouchait.
- Ça va ? la questionnai-je.
- Non, j’ai mal au cœur.
- Tu as mal au ventre ? Tu es malade ?
- Non, c’est une expression, mais je me sens pas bien dans
ma tête. Je pense à nous. Je suis mal, balbutia-t-elle.
- Tu ne serais pas en train d’essayer de me dire qu’on
ne se verra plus ?
- Si.
J’ai allumé et là, elle s’est mise à
sangloter. Elle a piqué une espèce de crise, secouée
de hoquets profonds et déchirants, égrenant des lambeaux
de phrases où elle disait qu’elle ne supportait pas
d’être aimée, que j’allais la prendre pour
une cinglée, mais que notre différence d’âge
était importante (je commençais à le savoir…)
et qu’elle flippait, qu’elle ne supportait pas le bonheur,
qu’elle croyait s’être équilibrée,
mais qu’elle en était loin et qu’elle se reprenait
une grosse claque. Interdit, je lui ai dit qu’elle faisait
ce qu’elle pouvait et que ça n’était rien…
A huit
heures du matin, je la déposais à la gare. Je l’ai
embrassée sur le bord des lèvres. Je l’ai regardée
avec une certaine gravité, comme on regarde quelqu’un
qu’on ne reverra plus, mais sans beaucoup d’émotion.
Elle a fermé la portière et elle s’est dirigée
de l’autre côté de la rue. J’ai démarré.
Aujourd’hui, je regarde ces photos qu’on a faites le
dernier dimanche on l’on s’est vu, en fin d’après-midi.
Ce sont celles que je préfère. Elle sourit franchement,
ses yeux pétillent d’une présence au monde certaine,
ses pommettes hautes accentuent son allure juvénile. Elle
a l’air heureuse, parfaitement simple, saine et sans ombre,
alors qu’elle sait déjà, sûrement, que
nous vivons nos dernières heures ensemble. Et je repense
à ce qu’elle me dit au cours de la première
de nos nuits, qu’elle était capable de se fondre et
d’être ce que les hommes attendaient qu’elle soit…
Elle m’a apporté beaucoup de plaisir et quelques semaines
d’insouciance. Qu’elle n’ait pas toujours été
sincère et honnête, on ne peut pas en demander trop
à quelqu’un qui a une vingtaine d’années,
ou plutôt, quand on a une vingtaine d’années,
c’est assez banal, courant et même compréhensible
de ne l’être pas toujours. J’ai longtemps essayé
de faire la part du vrai et du faux. Je n’ai par exemple,
jamais reçu son courrier contenant le résultat de
son test et son livre. J’ai longtemps balancé et j’en
suis arrivé à penser que sur la forme, c'est-à-dire
les repères matériels, l’essentiel devait y
être, mais que sur le fond, à savoir la vérité
de ses sentiments à mon égard, on était probablement
loin du compte. Je crois qu’elle a essayé de me faire
prendre une pure histoire de cul pour une vraie histoire d’amour.
Et c’est là qu’elle s’est fourvoyée.
J’aurais aussi bien accepté une simple histoire de
cul. Le sachant tous les deux, ç’aurait été
plus équitable. Ça aurait été différent,
mais plus vrai, et ma préférence va toujours à
la vérité.
Je ne regrette pourtant pas ma « naïveté ».
On ne sait jamais quand on ne connaît pas les aboutissants
d’une histoire, à qui on a à faire. Et ça
aurait été dommage de risquer de passer à côté
d’une personne intéressante par excès de précautions
ou de méfiance. Elle aurait pu vraiment être cette
personne fragile, un peu en détresse qu’elle disait
être et je n’ai rien perdu si ce n’est quelques
illusions. Je trouve, au contraire, rassurant, comme un signe de
bonne santé mentale, le fait, justement, d’y avoir
cru, d’avoir été suffisamment sûr de moi
et optimiste pour avoir pu y croire au moins un peu, à cette
histoire improbable sur laquelle personne n’aurait misé
un centime.
De son passé trouble, je n’ai aucune certitude sur
rien. Je ne sais absolument pas si je peux accorder le moindre crédit
à ce qu’elle me raconta. Je n’arrive même
pas à savoir si elle a été ou non, un jour,
victime de qui que ce soit.
Ah, que j’envie la confortable certitude de celui qui a eu
à faire à une vraie salope, et je n’entends
pas ce terme dans le sens sexuel, mais dans le sens moral, une vraie
salope dont on soit sûr, une qui ne s’avance pas masquée
!
Du vide, voilà les sentiments qui subsistent en songeant
à elle, une personne qu’on traverse comme une apparition
spectrale.
Qu’importe… Comme Georges Brassens devait sa chanson
« Stance… » à son cambrioleur, je lui dois,
moi, cette nouvelle qui s'est comme écrite toute seule et
que j’ai pris beaucoup de plaisir à transcrire. Je
pense toujours à elle avec douceur et une certaine gratitude,
et lui souhaite de trouver sa voie, quelle qu’elle soit…