Tous
les ans, à la période de Noël, Maxime passait dans
ce petit village, à Villers. Il s'y arrêtait pour acheter
quelques bouteilles de grand cru, chez un viticulteur réputé,
avant de rejoindre sa famille, sur Paris. Après être
entré dans le village, il devait tourner à droite pour
rejoindre la rue principale où était installé
le caveau, mais il regardait forcément à gauche, à
chaque fois. La maison de ses anciens amis était toujours là,
identique, toujours aussi belle, avec le mur de sa grange en pierres
apparentes, jointoyées à la main. Le crépi de
la façade, dans le prolongement, n'avait pas pris une ride.
Même l'applique extérieure du perron était toujours
la même. Il avait du mal à croire, qu'en réalité,
derrière les murs, à l'intérieur, plus rien ne
subsistait du foyer qu’il avait connu. Il y avait d'autres personnes,
d'autres meubles. La famille qui vivait ici, unie, avait explosé
sous les coups de la folie ordinaire si répandue. Il les revoyait
nettement. Il la revoyait, elle, si belle, tellement heureuse, et
une immense tristesse mêlée à un sentiment d'incompréhension
s'empara de lui. Ils avaient tout. Il avait tout, Hugo. Une femme
jolie, gentille, et aimante, deux beaux enfants en bonne santé,
et chacun une situation professionnelle stable et confortable. Ce
n'était même pas un mauvais gars. Il était affable
et souriant, un peu fanfaron peut-être, mais rien qui tirât
vraiment à conséquence. Alors, pourquoi ce chic type,
sympathique et actif, s'était-il soudain transformé
en irresponsable destructeur ?
Il semblerait qu'il n'eût simplement pas réalisé
que la femme qu'il avait était une perle inestimable et précieuse.
Comme dans la fable célèbre, il n'avait pas compris
qu'il possédait la poule aux œufs d'or. Ça lui
avait échappé. Il n'avait vu que l'apparence, le banal,
le quotidien. Il n'avait pas vu que, gentille et aimante, étaient
les qualités essentielles, que c'était rare. Il avait
plutôt pensé que c'était dévalorisant,
que l'amour et la bonté, c'était pour les faibles. Alors
il l'avait plantée là, sa femme ravissante et si généreuse.
Il l'avait abandonnée pour filer avec la première greluche
pleine d'elle-même et qui lui donnerait la réplique.
En fait, il avait géré sa vie sentimentale et privée
comme on gère des activités commerciales : s’il
pouvait trouver ailleurs, ce qu’il croyait être un meilleur
marché, il n’hésitait pas alors, à laisser
entièrement tomber sa vie familiale comme on bazarde des actions
à la baisse, pour se redéployer sur un meilleur cours.
C'était désespérant, et désespérément
si courant.
Pourtant, ils étaient l'image parfaite du jeune couple moderne
arrivé. Arrivé, mais pas parvenu. Jeunes, beaux, et
financièrement aisés, relativement à la vie provinciale.
Ils avaient tout, comme on voit dans les publicités, à
la télé : le four encastrable, la cuisine sur mesure,
tout le confort, et même le superflu. Ils étaient décontractés
mais stylés, simples mais friqués, propres comme dans
un film américain de la upper class. Lui, remplissait aussi
bien son rôle d'homme adapté aux situations, qu'il remplissait
son complet veston. Il était entièrement dans le rôle
et connaissait chaque réplique sur le bout des doigts : c'était
Tom Cruise dans la vraie vie. Il y manquait seulement, sans doute,
un soupçon de profondeur, d'originalité, et d’authenticité.
Chez eux, c'était neuf et beau comme dans un magazine. Il n'y
avait rien à dire. Extérieurement, tout y était.
D'ailleurs, tout le monde s'accordait à les citer en exemple
ou à les envier plus ou moins jalousement. Ils avaient construit
une apparence à laquelle, Maxime était sûr, tous
deux aussi, croyaient sincèrement et profondément. Le
règne de l'illusion... A priori, ils n'avaient aucune raison
de ne pas y croire, puisque apparemment tout y était. Tout,
sauf l'essentiel, peut-être... L'essentiel... Sûrement
un accord en profondeur, de justes et solides valeurs partagées,
une estime de l'autre basée sur des qualités humaines
et non sur des signes de réussite s'apparentant davantage à
des critères commerciaux tels que la beauté, l'argent,
l'ambition, ou l'agressivité.
Maxime ne voulait pas l'accabler, Hugo. Il n'avait aucune hostilité
contre lui car il ne lui avait rien fait. Mais il lui semblait qu'il
commit une erreur monumentale, même s'il ne s'en était
pas rendu compte ou s'il avait refusé de le voir. Il pensait
qu'il avait sacrifié son foyer sur l'autel de sa vanité.
Alors maintenant, même après son départ, Anne
se laissait faire encore. Elle ne parvenait pas à poser des
limites, et continuait de se laisser envahir par lui, alors même
qu'il l'avait quittée depuis longtemps. Elle essayait de préserver,
dans un refus du conflit, une paix des lâches, il semblait à
Maxime, bien peu digne. Et lui venait à l'esprit cette interrogation.
L'aurait-il quittée justement parce qu'elle était trop
conciliante ? Par exemple, après qu'il l'eut quittée,
Hugo était venu la déménager, remonter ses meubles,
et l'installer. Alors évidemment, de cette façon, lui,
se dédouanait à bon compte de l'abandonner comme un
chien pelé. Mais pourquoi accepta-t-elle ses bons services
tellement humiliants ? Par confort ? Par lâcheté ? Pour
les deux ? Dommage... C'est vrai que, vu sous cet angle... Ça
changeait les données. Maxime n'aurait jamais pu accepter,
et se contenter lui-même d'une femme qui ne saurait pas dire
non lorsque c'était nécessaire. Le refus des conflits
et le pacifisme, c'était très bien. Mais pas envers
et contre tout. Pas à n'importe quel prix. Il le savait d'autant
plus qu’il avait lui-même, en des occasions passées,
été bien souvent trop consensuel.
Quoi qu’il en était, Anne était affectueuse, sensible,
attachante et fiable. Qualités pas forcément si répandues…
C’était
bizarre, ces êtres qui ne s’attachaient pas aux autres,
qui pouvaient trahir d’une heure à l’autre, et
rayer de leur vie, sans ciller, du jour au lendemain, la personne
avec qui ils avaient partagé des années. Maxime ne parvenait
pas à les comprendre, ces gens qui abandonnaient leur compagnon
comme on dépose sa voiture à la casse, sans un regard,
sans une émotion, qui n’ont pas conscience une seule
fraction de seconde qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur
du corps dont ils se délestaient comme d’un fardeau.
Ca dépassait son entendement, et lui laissait entrevoir l’abîme,
au fond de l’humanité.
Maxime
range ses bouteilles dans le coffre de la voiture. Il cale bien la
caisse sur le côté pour qu’elle ne valse pas pendant
la route. Cette fois-ci encore, il va ramener un cru bien velouté,
pour fêter Noël comme il se doit.