A la plage

 


Ils se sont installés dans le haut de la plage, sur le sable sec. Il y avait du monde. Pas trop, mais pas mal quand même. Juste un cran au-dessous que dans le midi. Le ciel était un peu blanc, un ciel de Bretagne qui cherche à percer dans le début d’après-midi. La mer était basse et il y avait plein de petits bateaux au bord du rivage, des gamins aussi, qui jouaient dans le sable mouillé. Il a déplié son siège de plage pendant qu’elle s’allongeait sur sa serviette. Un peu plus bas, Charles a remarqué un type hyper bronzé, quasiment noir, le standard méditerranéen typique : cheveux bruns et chaîne en or autour du cou, silhouette déjà un peu empâtée. La gamine, près de lui, devait être sa fille. Ce qui voulait dire que la femme allongée, à côté, était nécessairement sa femme. Elle avait un visage quelconque et un foulard noué sur la tête. Elle allait pas du tout avec le type. Charles pensa qu’il devait en avoir rien à foutre. Putain ! Ce genre de mec existait encore ! A un mètre de lui, un autre gars aussi brun et qui ne pouvait n’être que son frère ou une connaissance, peaufinait son hâle déjà dans les tons saturés.

- Tu sais qu’Amandine a quitté son mec, déclara Sonia.
- Non.
- Elle lui a écrit une lettre pour lui dire tout ce qu’elle avait sur le coeur.
- C’est vrai ? Ca faisait combien de temps que ça durait cet’histoire ?
- J’sais pas. Dix, onze ans... Elle lui a laissé une lettre sur son pare-brise et elle a commencé en l’appelant Monsieur, comme une cliente.
- Pourquoi sur le pare-brise ?
- A cause de sa femme. Elle pouvait pas lui écrire chez lui.
- Ah ! C’est vrai.
- Mais je sais pas si ça va durer.
- Hum… Elle le voyait souvent ?
- Quand il pouvait.
- Bien sûr, mais à quel rythme en moyenne ? Combien de fois par mois par exemple ?
- Oh ! Une fois…
- Quel salopard !
- Il lui a répondu en lui disant que pendant toutes ces années, elle lui avait donné bien peu. Il a comptabilisé ses lettres et ses cadeaux. Quand il venait, il était toujours crevé, il avait toujours mal au petit doigt ou ailleurs, alors qu’elle, elle était seule à assumer ses propres filles.
- C’est un salopard. Comment en est-elle venue là, à se décider à le quitter ?
- Elle en a eu marre.
- Elle a mis le temps. Je comprends pas, quand on est lucide, qu’on mette si longtemps à se décider à virer quelqu’un.
- Elle savait comment il était. Elle en a simplement eu marre.
- C’est bien ce que je dis. Il y a beaucoup de faiblesse et de lâcheté. Je trouve ça lamentable. Si elle le quitte vraiment, elle remonte la pente, c’est le premier pas vers la liberté. Elle aura plus de chances de rencontrer quelqu’un.
- Tu peux parler…
- Moi, c’est pas pareil. J’avais conscience de rien. C’est pas la même chose… Il y a vraiment de beaux salopards. Amandine se tire, mais je pense à sa femme, à lui, qui croit vivre avec le plus charmant des hommes alors qu’il la trompe et l’aura cocufiée toute sa vie…
- Moi, je préférerais la situation de sa femme. Elle sait rien.
- Tu préférerais la douce illusion à la cruelle vérité ?
- Oui. Qu’est-ce que ça fait si elle ne sait rien ? Pour elle, tout va bien…
- Oui, mais elle vit avec un salopard.
- Mais elle ne le sait pas. Je préfère sa place à celle d’Amandine.
- C’est un peu comme ces gens dont le conjoint est un assassin et qui ne le savent pas. C’est affreux.
- Ca n’est pas pareil.
- Si, c’est juste une question de degré. Il lui ment tout le temps. Il lui raconte qu’il part faire une course ou se rend quelque part alors qu’il va retrouver sa maîtresse. C’est un salaud.
- Je crois qu’on peut aimer deux personnes à la fois. C’est possible.
- Bien sûr. Dans ce cas, on va tranquillement raconter ses malheurs à sa petite femme chérie, mais on ne lui ment pas. Celle-ci peut alors répondre qu’elle est très peinée pour lui, mais qu’à elle, ça ne convient pas, et que s’il n’arrête pas cette histoire au plus vite, elle va le dégager. Tu comprends ? S’il a l’embarras du choix, il assume.
- Je préférerais rien savoir.
- On se fait la vie qu’on veut.


Vers la gauche, à quelques serviettes de là, des bribes de la conversation d’une espèce de minus, laid comme un pou, assis dans le sable, parvenaient à Charles. Sa femme avait le visage défait et figé.
- Tu la revois ? s’enquit-elle.
- Presque plus. Je joue seulement encore un peu avec… jubila-t-il. Il semblait très fier de lui. Cette pourriture tenait sa femme dans le creux de sa main, il pouvait en faire ce qu’il voulait, et cela le faisait jouir vraiment.
- Ah bon… fit-elle dans un souffle, rassurée parce que venait de lui avouer son ordure de mari.
Et c'était partout comme ça.

- Tu sais, on n’est pas obligé de se déchirer, reprit Sonia. Regarde, Hervé Lampenou, il a gardé de bonnes relations avec son ex-femme. Ils s’entendent bien.
- Ouais, c’est possible. Si aucun des deux n’a fait d’horribles crasses à l’autre, il n’y a aucune raison.
- Ben, ça n’a pas toujours été de soi. Au début, il avait une nana…
- Ah…
- Une fille dont il était tombé éperdument amoureux, mais qui était mariée, comme lui. Ca a fait du grabuge. Hélène, sa femme, était malheureuse. Puis elle a rencontré quelqu’un d’autre à son tour. Un homme marié, lui aussi. Sa femme, à cet homme là, l’a appris, et elle l’a quitté pour un autre. Du coup, il était libre pour Hélène, qui a quitté Hervé. Le problème, c’est que la maîtresse d’Hervé n’a toujours pas quitté son propre mari. Elle ne veut pas. Elle a dit à Hervé : « Tu sais, si je n’étais pas mariée, je vivrais avec toi. » Mais il n’en est pas question pour l’instant. Elle habite à Lille et il la voit deux ou trois fois par an. Ca doit faire trois ans que ça dure. Il dit que c’est une vraie salope.
- Il a raison. Je comprends pas pourquoi il la dégage pas. C’est pas très difficile. Il a qu’à réfléchir cinq minutes où peut le mener cette histoire… Il verra tout de suite que ça ne peut aboutir à rien, et il fera simplement un trait dessus. Et basta, terminé les embrouilles. Je comprends pas qu’on puisse merder si longtemps.

Le type à la môme, plus bas, enfilait un débardeur rouge et un short vert kaki. Il avait vraiment l’air de s’y croire. Ca devait rassurer la fille qui partageait sa vie. Elle devait se dire qu’elle s’était dégottée un super mec.
- C’est pas si simple…
- Ah ouais ? C’est pas possible tous ces gens qui choisissent rien dans leur vie, qui sont ballottés au gré des courants. Il y en a un qui décide, qui pose un choix, et tous les autres dégringolent en cascade comme des dominos… Quel dénuement. C’est pathétique.

Derrière lui, vers les pins, Charles aperçut le copain du play-boy qui baratinait une brune à grosses jambes qui l’écoutait en souriant, l’air charmé. Charles pensa que les gens étaient faibles et qu’il valait mieux essayer de ne pas les mépriser pour ça. Souvent, la vie n’était pas très facile. Il sortit sa casquette avec une grande visière car le soleil venait de se pointer et il rajusta ses lunettes de soleil au moment où remontait de la mer une gamine de quinze seize ans très bien roulée, avec un petit tatouage sur le ventre, à droite. Il se demanda un instant s’il était vrai. Tout ce bordel commençait si tôt…

 

 

© Nérac, 2003

 

 

 

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