Le restaurant

 

  Lorsque nous entrâmes dans le restaurant, ils étaient déjà là. On nous installa à une table près d’eux, avec, entre nous, une petite table carrée pas encore occupée.   L’espace était rempli le plus possible pour un maximum de profit. C’était un restaurant grec à touristes du quartier Saint-Michel. Je les ai tout de suite remarqués. Ils étaient grands, beaux et se dévoraient des yeux. Nous nous assîmes et commençâmes à bavarder, l’air de rien. Nous parlions, mais notre dialogue était décousu. Une phrase de l’un suivait une phrase de l’autre, mais sans, au fond, de véritable cohérence, comme si nous avions mélangé les répliques de deux films différents.

  Elle était belle, ses yeux agrandis, luisaient. Elle avait l’air heureuse. Il l’enveloppait de son regard confiant en lui. Le gamin, à côté d’eux, hurlait comme un diable, n’entamant en rien la sérénité des amoureux. Il avait deux trois ans, criait pour se faire entendre ou lançait en l’air, parfois, ses couverts. Mais malgré ses efforts, les adultes ne le voyaient pas. Il ne parvenait pas, malgré tout le tintouin qu’il produisait, à percer leur bulle. La mère, parfois, lui jetait un regard indulgent qui l’effleurait à peine avant de revenir vers celui qui lui faisait face et qui accaparait toute son attention. Lui, ne regardait même pas l’enfant. Il avait décidé qu’il n’existait pas, il l’avait tout simplement effacé. Ca n’était pas difficile, ça ne le concernait pas, ça n’était pas le sien. Ca crevait les yeux vu les regards pas encore rassasiés que se lançaient l’homme et la femme, et la déclaration que le gamin s’époumona à faire comprendre à l’amant de sa mère, ôta toute incertitude :
  - Eh ben, mon papa, il est parti au travail !
  Evidemment…
  La femme qui était en face de moi les regardait aussi. Peut-être avait-elle l’impression de voir son double à quelques mètres d’elle. Je lui dis :
  - Toi, tu as un enfant de plus. T’imagines le bordel ?
  Elle ne répondit pas, perdue dans la contemplation du couple passionné. Le môme continuait et tapait maintenant comme un sourd sur la table avec sa cuillère. Il faisait un vacarme épouvantable. Il n’y avait pas un adulte qui assurait autour de lui. Je crois que c’est ce qu’il voulait dire en faisant tout ce raffut, mais personne ne l’entendait, du moins le sens de son agitation. Les regards désapprobateurs des clients ne voyaient qu’un gamin mal élevé et braillard, mais rien de ce qu’il y avait derrière. En tout cas, personne n’intervenait pour venir à son secours.
  Assez vite, après avoir réglé la note avec une carte bleue, le couple se leva, au soulagement général, emportant son secret et le drôle de môme turbulent.
 
 

© Nérac, 2002

 

 

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