J’ai des souvenirs très
nets de mon enfance. Des souvenirs de quand j’avais deux, trois, quatre
ans. Des souvenirs ensoleillés, caniculaires. Je peux encore
retrouver parfaitement intacts les odeurs d’herbe fraîchement
tondues des pelouses où j’habitais. J’entends encore très
nettement le chuintement vif du système d’arrosage qui tournait
sur lui-même à un rythme régulier. Les sons, les
lumières, les saveurs, les textures sont toutes là,
facilement évocables. C’était en 1965, 66, 67. J’en
arrive presque à confondre cette époque et celle des
cartes postales anciennes des années mille neuf cent que je
possède, mélangeant mon enfance, dans un amalgame avec
des temps que je n’ai pas connus.
Nous habitions dans le bas d’Avry,
à la Résidence des Quais qui m’offrait un vaste domaine
d’exploration si on le rapporte à l'échelle de mon âge.
Tout d’abord, il y avait les parkings, juste au pied des immeubles,
puis la « pelouse » qu’on atteignait seulement après
avoir obligatoirement traversé la route. La « pelouse
» avec ses bancs laqués jaune et rouge vifs était
une étendue rectangulaire garnie d’herbe vulgaire et de trèfle.
Trèfles dans lesquels, pour le monde des enfants que nous étions,
on s’évertuait à dénicher le précieux
et rare trèfle à quatre feuilles porte-bonheur. Au cours
de cette quête obligée, de ce rituel de passage, certains
gros malins tricheurs épataient facilement les plus jeunes
en leur exhibant très vite, le fameux trèfle à
quatre feuilles trafiqué, composé d’une simple feuille
supplémentaire, tenue fermement pincée contre un trèfle
banal. L’effet était garanti et communiquait un regain d’ardeur
sans pareil chez le peuple des chercheurs de chance.
La pelouse était entourée
d’une barrière blanche en ciment peint, pourvue, vers chaque
extrémité, d’une ouverture. De part et d’autre de ce
rectangle de pelouse, accolé contre chaque petite largeur,
se trouvaient, un bac à sable bordé de buissons touffus,
et une petite cour bitumée servant de mini terrain de foot
de l’autre côté. Cet espace était la place centrale
du monde des enfants. Nous nous aventurions aussi ailleurs, mais les
autres endroits nous étaient moins dédiés, ou
moins sûrs… Quelques caïds, en effet, rôdaient dans
la résidence, et ils raffolaient des endroits un peu déserts
ou quelque peu dissimulés. L’autre bac à sable, d’ailleurs,
était de ceux-là. Un peu à l’écart du
passage, coincé dans un renfoncement sur l’arrière des
bâtiments, il ne permettait pas de voir de loin, les prédateurs
arriver. Il fallait être constamment aux aguets, et nous dûmes
plusieurs fois d’ailleurs, anéantir de nos propres mains, les
constructions que nous avions réalisées, pour ne pas
laisser au grand costaud qui se pointait résolument, un sourire
torve au coin des lèvres, le plaisir supplémentaire
de tout détruire de lui-même. Celui-ci était la
terreur de notre petit monde, toujours solitaire ou alors en compagnie
de victimes potentielles. Une fois, il réussit même à
faire s’asseoir dans une immense flaque d’eau, un pauvre petit rouquin
en le persuadant qu’il s'y sentirait aussi bien que dans sa baignoire.
Guillaume ne « jouait » qu’avec les plus petits que lui,
ce qui lui assurait presque à tous les coups d’avoir le dessus
sans crainte des représailles. Guillaume avait de sérieux
problèmes avec les autres…
Dans les buissons, Marcel Gérard
ou Gérard Marcel, je ne me souviens plus, posait des pièges
pour les piafs. Les buissons étaient sales. Il y traînait
toujours de vieux papiers. Les moins dégoûtés
s’en servaient comme d’une cabane. Quand on longeait l’enclos aux
poules qui bordait le bac à sable, et qu’on était assez
grand, on pouvait, en suivant la route qui partait derrière,
aller chez Madame Bizé acheter des caramels à un centime.
Il valait mieux de toute façon, y aller au moins à deux,
des fois qu’on eût croisé Guillaume sur le chemin du
retour.
Une figure célèbre,
aussi, de notre univers, était le gardien de la résidence.
Celui-ci représentait pour nous la tyrannie absolue et invincible.
Avec sa corpulence et ses allures de sergent Garcia, il n’avait pas
de mal à nous imposer, à défaut de respect, une
trouille monumentale. Du sergent Garcia, il avait le cheveu hirsute
et la moustache noire ainsi que les manières irascibles et
brutales. Aucun enfant, jamais, ne s’amusait à s’attarder dans
les parages lorsqu’il apparaissait, vacant à ses différentes
tâches d’entretien. Un jour, pour seul tort de m'être
sans doute approché un peu trop près de lui, il m’ordonna
de rentrer chez moi lui faire cent lignes. J’étais monté,
bien sûr. A l’époque, les adultes commandaient, quels
qu’ils fussent, mais la punition fut aussitôt levée par
mes parents qui connaissaient l’énergumène.
Il tondait les pelouses, sortait
les poubelles, distribuait le courrier, faisait respecter la loi d’interdiction
de marcher sur les pelouses, et installait, l’été, les
systèmes d’arrosage au si délicieux bruit mousseux.
Le gros gardien terrifiant ne savait sans doute, lui non plus, pas
bien s’y prendre. Si mal qu’un jour où il nous appela sur la
grande pelouse centrale tandis que nous faisions une partie de football,
nous nous rendîmes vers lui à reculons, redoutant au
moins une engueulade, prêts à détaller à
toutes jambes au moindre mouvement suspect.
- Avancez donc mes gaillards !
tonna-t-il.
Il tenait dans ses mains, à
bout de bras, un gros ballon de plage multicolore et brillant.
- Qui veut un beau ballon de plage
tout neuf ? interrogea-t-il brusquement.
Nous nous regardâmes, interloqués,
nous demandant muettement où était le piège.
Silence. Tout le monde restait là, les bras ballants, n’osant
pas faire un pas. Soudain j’avançai, inconscient, et dis :
« Moi, je veux bien. » Le gros gardien se baissa, et me
le tendit alors sous les yeux ahuris de mes compagnons. Je m’enfuis
très vite, après avoir remercié, me mettre hors
de portée du gardien peut-être prêt à me
sauter dessus ou d’un de mes camarades regrettant son manque de hardiesse
précédent. Mais il n’y avait pas de piège. Aucun,
rien. Le gardien avait été capable d’un acte généreux.
Il n’avait rien manigancé. Cela nous étonna fort longtemps
et aujourd’hui encore, cela continue de m’étonner. Il peut
exister chez les hommes, des « trous » de discontinuité,
incohérents avec le reste de leurs conduites, et que rien ne
permet de comprendre ou d’expliquer.
A cette époque,
mon grand-père vivait avec nous. A midi, on écoutait
le jeu des milles francs et j’allais parfois faire ensuite une promenade
avec lui. Le ciel était bleu, du moins dans mes souvenirs,
et la Seine, silencieuse et rafraîchissante rien qu’à
la regarder. Mon grand-père portait un costume et il était
rare qu’il sortît sans chapeau. On se promenait, comme ça,
le long des rues, dans la touffeur des débuts d’après-midi.
Une fois, nous étions allés vers Villeneuve-Saint-Georges,
dans le bruit des camions, la poussière et l’agitation des
grands axes. Un chien écrasé gisait de l’autre côté
de la chaussée et je voulus entraîner mon grand-père
pour voir comment c’était fait à «l’intérieur».
Il refusa tout net qu’on s’approche du pauvre animal et j’eus beau
tirer son bras dans la direction de l’accident, j’en fus pour mes
frais et nous n’approchâmes pas plus près de la charogne
étendue.
Mon grand-père était
quelqu’un de bien. Bien sûr, il dut faire comme tout le monde,
des erreurs plus ou moins importantes, mais l’intention était
sûrement toujours bonne, en tout cas, jamais empreinte de bassesse.
Il avait manqué parfois de souplesse, notamment avec sa fille
aînée, ma tante, mais il en avait payé le prix
fort. Son caractère autoritaire l’avait fait contester par
sa fille qui avait pris envers lui, le parti de l’opposition systématique.
Elle le contrait toujours, prenant les opinions et les choix contraires
à lui, même s’il avait, au fond, réellement raison.
Elle s’enferra donc toute son existence dans des choix calamiteux,
pour ne pas lui donner raison, au prix même, d’une certaine
manière, du sacrifice de sa propre vie. C’était délirant
et aussi fou que ce qu’elle entendait dénoncer, mais cela,
elle ne le vit jamais. Ainsi, il assista, lui, sans souffler un seul
mot, mais en bouillant intérieurement, à l’engagement
de sa fille dans un mariage catastrophique qu’il jugeait indigne d’elle.
Mon grand-père était quelqu’un qui faisait peu de concessions,
ni avec lui-même, ni avec les autres. C’est à dire qu’on
ne l’achetait pas. Réaliste, il avait le jugement juste, et
son sentiment sur l’humanité était peu optimiste. Il
faut dire qu’il avait été aguerri à l’école
de la vie en partant dès l’âge de quatorze ans comme
mousse sur un navire militaire. Son caractère droit et orgueilleux
lui donnait par contrecoup, une certaine rigidité, des jugements
sûrement parfois un peu trop tranchés ou expéditifs,
et des déclarations probablement cinglantes quand on s’éloignait
par trop de sa vision personnelle des choses. J’ai le souvenir de
quelqu’un de qualité qui ne se trompait pas sur la valeur des
choses et des gens. Il m’offrit un jour, un petit camion que je choisis
dans une vitrine de jouets. Ce dut être la seule fois, car rares
étaient les dons matériels, mais j’ai encore le souvenir
de ce jouet de trois francs six sous. Je revois parfaitement les couleurs
bleu du châssis et orange de la benne de ce camion de chantier
en métal lourd. Je revois la vitrine du magasin de jouets de
la rue du Lac, la lumière de cette fin d’après-midi,
et je ressens encore le lien très fort qui m’unissait à
mon grand-père. Il n’a jamais fait crouler sur moi, ni sur
personne d’ailleurs, les cadeaux et les compliments, mais son estime
valait toutes les pièces d’or et les risettes de circonstance.
Mon grand-père était quelqu’un d’intègre.
J’ai vécu trois ans avec lui, de l’âge de trois ans à
l'âge de six ans. Il avait perdu sa femme peu de temps après
ma naissance, et mes parents avaient bien voulu le prendre avec eux
à la maison. Il avait sa chambre au fond du couloir, à
gauche. A la retraite depuis un petit moment, je l’ai toujours connu
là, parmi nous, présent.
Nous devenons,
d’une certaine manière, ce que les autres nous font devenir.
Notre famille, proche, intime ou éloignée, les adultes
que nous fréquentons dès l’enfance, que nos propres
parents nous font côtoyer, nous influencent pour longtemps.
On ne les imite pas toujours et certains sont même de parfaits
contre-modèles de qui ne pas s’inspirer. Ils nous façonnent
pourtant, à contrario, et leur intérêt «
pédagogique » est indéniable.
Au bout de la
rue qui menait à la Résidence des Quais, se trouvait,
dans l’angle, à gauche, la maison abandonnée. C’était
une drôle de vieille maison, imposante et délabrée,
qui faisait courir nos imaginations et servait de terrain de jeu interdit,
aux plus délurés. C’est là que je fis craquer
mes premières allumettes derrières les planches vermoulues,
encouragé par les garnements les plus âgés et
dévergondés. Le feu sentait le soufre, l’interdit, et
nous procurait un sentiment de puissance sans limites. Quand on faisait
cramer un petit feu, on était les rois des rues, du moins tant
qu’il nous restait des allumettes au fond de notre boîte. Si
ça sentait le « roussi », on détallait à
toutes jambes nous mettre à l’abri pour ne pas nous faire prendre.
L’enfance contient
en germe, ce que nous serons. Ca n’est pas inéluctable, mais
bien probable. Heureusement, il y a des écarts possibles et
la part de liberté qui nous revient à tous. L’enfance
est importante car elle indique souvent la direction dans laquelle
nous irons toute notre vie. Notre personnalité dévoile
ses grands traits et les expériences qu’on réalise nous
marqueront intensément. Les premiers choix, les premiers carrefours
sont souvent déterminants, en tout cas d’importance. De là
cette nostalgie.
La vie nous entraîne comme
un ruisseau un morceau de bois. Parfois, on s’arrête, comme
retenu par des branchages et la vie se fige pour quelques temps. Si
on se retourne, on peut mesurer le chemin parcouru sans qu’on s’en
soit presque rendu compte. La vie nous surprend. On croit deviner,
parfois, ce qu’il y a plus loin, là-bas, après le tournant,
mais à la lumière du présent auquel on ne s’attendait
pas, on peut imaginer que l’avenir est loin d’être certain de
ressembler à l’image qu’on s’en fait. On progresse, on mûrit,
et de plus, ça nous évite l’ennui des lendemains toujours
identiques à hier. Demain, la vie ressemble sûrement
à ce que je n’attends pas.
.
© Nérac,
2002